Image : Domestication d’une pyramide © Magdalena Jetelová
Le Monde Diplomatique
Histoire d’une utopie émancipatrice
De l’éducation populaire à la domestication par la « culture »
Franck Lepage
« A la Libération, les horreurs de la seconde guerre mondiale ont remis au goût du jour cette idée simple : la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne. Pour être durable, elle doit être choisie ; il faut donc que chacun puisse y réfléchir. L’instruction scolaire des enfants n’y suffit pas.
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Les conventionnels de 1792 l’avaient déjà compris : se contenter d’instruire des enfants créerait une société dans laquelle les inégalités seraient fondées sur les savoirs. « Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, tonne le marquis de Condorcet à la tribune de l’Assemblée nationale, le 20 avril 1792. Le genre humain restera partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves. » Le député de l’Aisne, à qui l’on attribue généralement la paternité de l’expression « éducation populaire », propose de poursuivre l’instruction des citoyens « pendant toute la durée de la vie ». Mais cela ne saurait suffire. Quand Condorcet évoque (déjà !) cette « partie de l’espèce humaine » astreinte dans les « manufactures » à « un travail purement mécanique » et pointe la nécessité pour ces individus de « s’élever », de « connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs », il ne s’agit plus seulement d’instruction mais d’éducation politique.
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Dès les années 1950, les instructeurs d’éducation populaire recrutés par Mlle Faure rêvent de quitter le sport, dont ils n’ont que faire, et imaginent la création de leur propre ministère. Leur sous-directeur, Robert Brichet, esquissera même en 1956 le projet d’un « ministère des arts ». Pour cela, il faut acclimater le concept de « ministère de la culture », expérimenté par des pays totalitaires, pour en faire un ministère de la culture démocratique. Un ministère de l’éducation populaire en somme. Qui nommer à sa tête ? Du côté des instructeurs, on pense au philosophe Camus, directeur d’une maison de la culture à Alger, fondateur du théâtre du travail et adepte de la création collective contre la création individuelle.
L’histoire en décidera autrement. Parvenu au pouvoir, le général de Gaulle veut récompenser la fidélité d’André Malraux, ministre de l’information sous la IVe République et directeur de la propagande du Rassemblement du peuple français (RPF), fondé par le général en avril 1947. Débute alors une sorte de roulette russe institutionnelle dont l’éducation populaire sortira perdante. En 1959, le président de la République demande au chef du gouvernement, Michel Debré, de trouver un ministère pour son chantre officiel. Malraux demande un grand ministère de la jeunesse, domaine encore très sensible après Vichy ; on le lui refuse. Il réclame la recherche sans plus de succès. Puis il demande la télévision et essuie un troisième refus. Se souvenant du projet de « ministère des arts », Debré lui propose en désespoir de cause un ministère des affaires culturelles. Malraux accepte. On y rassemble le cinéma, les arts et lettres, l’éducation populaire et ses instructeurs nationaux. Le directeur du cabinet de Malraux, Pierre Moinot, ami de Mlle Faure, lui fait savoir la bonne nouvelle et l’invite à les rejoindre.
Contrairement à une idée reçue, l’auteur de La Condition humaine n’a pas « créé » ce ministère, qu’il n’a au demeurant pas réclamé. Son administration est bâtie par des fonctionnaires rapatriés de l’outre-mer qui, après la décolonisation, sont affectés aux affaires culturelles. Efficaces mais idéologiquement marqués par leur expérience précédente, ils influencent la doctrine du ministère. Lequel aura vocation à irradier à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières le feu de la grandeur nationale. Puissance de la France à l’international et pouvoir symbolique de l’Etat dans les régions ; apologie de l’élite et du génie français. Un ministère profondément antipopulaire.
Les instructeurs d’éducation populaire qui pensaient avoir obtenu leur ministère ont perdu la partie. D’abord rattachée à Malraux en même temps que la direction des beaux-arts, la sous-direction de l’éducation populaire retourne définitivement à la jeunesse et aux sports. La coupure sera désormais établie entre culturel et socioculturel, entre « vraie » et « fausse » culture que seul l’État sera fondé à départager. Beaucoup attendaient que la gauche arrivant au pouvoir abolisse cette césure. Il n’en fut rien.
Cette histoire-là est plus connue : loin de rompre avec la vision élitiste et de reformuler la question culturelle sur des bases progressistes (tout le monde est producteur de culture, celle-ci n’étant rien d’autre qu’un rapport social), la gauche des années 1980 propulse la figure de l’artiste à des hauteurs jusque-là inconnues. Après le tournant libéral de 1983, la Culture majuscule réduite aux beaux-arts devient l’étendard d’un Parti socialiste qui, sur le plan économique, ne se distingue plus guère dès lors qu’il se résigne à faire le « sale boulot » de la droite. Mieux : l’action culturelle se substitue à l’action politique, comme l’illustre la commémoration du bicentenaire de la Révolution, le 14 juillet 1989.
Mis en scène par le publicitaire Jean-Paul Goude, le défilé intitulé « les tribus planétaires » présente chaque peuple non par un symbole de ses conquêtes politiques, de sa quête d’émancipation ou de la domination qu’il subit, mais par son signe « culturel » le plus anecdotique et le plus stéréotypique : les Africains nus avec des tam-tams, les Anglais sous la pluie, etc. Fin de la Révolution. Fin de la Politique. Fin de l’Histoire. Vive la Culture.
Ce type de « culture » a remplacé la politique parce que la fonction du « culturel » est précisément de tuer le politique. Dépolitisée, réduite à l’esthétique, une culture n’est ni meilleure ni pire qu’une autre culture : elle est « différente ». Le politique est l’affirmation d’un jugement de valeur. Le « culturel » est son anéantissement et la mise en équivalence généralisée sous l’empire du signe.
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On peut ainsi distinguer deux conceptions de l’action par la culture : l’ « action culturelle », qui vise à rassembler autour de valeurs « universelles », consensuelles (l’art, la citoyenneté, la diversité, le respect, etc.). Et l’éducation populaire, qui vise à rendre lisibles aux yeux du plus grand nombre les rapports de domination, les antagonismes sociaux, les rouages de l’exploitation. La crise économique pourrait bien dissiper les mirages de l’une et remettre l’autre au goût du jour. »