Le stéréotype comme nourriture de l’âme
Olivier Pironet – Manière de voir, août-septembre 2016
Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969), philosophe, sociologue, musicologue et compositeur allemand, est un des chefs de file du courant de pensée connu depuis les années 1960 sous le nom d’ « école de Francfort » – elle naît en 1923 avec la fondation de l’Institut de recherches sociales, dont le but est de fournir une théorie critique de la société, d’inspiration marxiste et freudienne, en vue de l’émancipation du prolétariat.
Dès les années 1940, l’essor des régimes totalitaires, l’échec du mouvement ouvrier dans les sociétés industrielles, le dévoiement de l’idéal socialiste sous l’égide de Staline, la transformation du capitalisme en « monde totalement administré », l’avènement de la culture de masse et surtout la barbarie nazie conduisent le mouvement à abandonner tout projet révolutionnaire, ainsi que tout espoir dans la marche progressiste de l’histoire, et à développer une critique radicale des aspects politiques, sociaux et culturels des sociétés bourgeoises.
Devant l’ « autodestruction de la raison », qui, d’outil de savoir et de libération – conformément au vœu des Lumières -, s’est muée en instrument d’aliénation et de domination de l’homme par l’homme, Adorno s’attache à examiner le contexte contemporain d’une rationalité marchande propre au capitalisme, dans lequel l’industrie culturelle et la consommation de masse renforcent la passivité des individus et servent à les manipuler. La production industrielle de l’art et des biens culturels réduits à l’état de marchandises, corrélative au développement des moyens de communication de masse, confirme « la victoire de la raison technologique sur la vérité », affirme-t-il dans La Dialectique de la raison (écrit avec Max Horkheimer).
Influencé notamment par les analyses de Walter Benjamin sur le statut de « l’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » et fortement marqué par l’usage des médias à des fins de propagande dans les systèmes totalitaires, Adorno montre que la culture de masse, qui « ne nourrit les hommes que de stéréotypes », est un instrument de domination au service des intérêts de la classe possédante.Alors qu’à l’origine l’art a une fonction subversive, en rupture avec l’ordre établi, elle annihile tout sens critique et institue le conformisme comme norme.
La standardisation des produits, l’homogénéisation des comportements, le nivellement des valeurs et l’appauvrissement de la pensée, inhérents à la « culture médiatique », ne peuvent qu’entraîner l’aliénation des consciences et détruire irrémédiablement toute perspective de libération : « L’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et destiné à des fins de consommation. »
Culture et violence dans la philosophie allemande du XXe siècle
La dialectique de la raison de Max Horkheimer & Theodor Adorno
Pierre Belaval – Germanica n°8, 1990
Réflexion sur l’histoire du processus de civilisation, l’ « aspect destructif du progrès », en repensant le principe de raison, en tâchant d’expliquer la disposition des masses à se laisser fasciner par le despotisme, en expliquant le processus d’« autodestruction de la raison » et de « régression vers la mythologie ».
Actuel Marx
Du « Grand refus » selon Herbert Marcuse
Jean-Marc Lachaud – 2009
« Alors que l’exploitation et la répression persistent, les capacités d’intégration du système décuplent. Au sein de la société d’abondance, la conscience malheureuse évoquée par Hegel s’évanouit progressivement, laissant place à une fausse conscience (et expérience pauvre) de la réconciliation fondée sur la satisfaction de faux besoins. « Le mécanisme même qui relie l’individu à la société a changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître », écrit-il. Par le principe de ce qu’il nomme la « désublimation répressive », l' »administration totale » de l’existence humaine tend à être vécue dans le bonheur (en fait le bonheur d’une vie mutilée !).
[…]
Sa philosophie de l’émancipation n’a précisément de sens que parce que La Fin de l’utopie, la « fin de l’histoire » et l’avènement d’une rupture restent pour lui possibles ; ce, même si les potentialités révolutionnaires du prolétariat (« […] une large part de la classe ouvrière est devenue une classe de la société bourgeoise », note-t-il dans Contre-révolution et révolte) sont jugées affaiblies, si ce n’est anesthésiées (mais Lénine lui-même, dans un contexte certes différent, ne mettait-il pas en garde contre la constitution d’une « aristocratie ouvrière » ?). D’où, en conséquence, l’intérêt qu’il porte à l’émergence de nouveaux sujets révolutionnaires (les jeunes, les étudiants, les femmes, les minorités ethniques, les pauvres…) et l’attention qui est la sienne aux expressions perturbatrices de la contre-culture (de l’épopée beatnik, au travers des textes de William Burroughs, Allen Ginsberg et Jack Kerouac, aux chansons protestataires de Joan Baez et de Bob Dylan en passant par l’engagement théâtral du Living Theatre). Notons que la notion de révolution culturelle n’est pas, pour lui, vide de sens ; comme Marx avant lui, il affirme que le domaine culturel peut être en avance par rapport aux domaines économique et politique. C’est donc au potentiel politique de ces nouvelles formes qu’il s’intéresse. Leur puissance négative et constructive se décline, selon lui, autour d’une double nécessité : destituer le langage dominant et en inventer un nouveau. Ce caractère subversif tend à détruire la fonction historique de l’art, dès lors qu’il s’agit de « trouver des formes de communication qui puissent battre en brèche l’emprise oppressive, sur l’esprit et le corps de l’homme, du langage et des images établis — langage et images depuis longtemps devenus moyens de domination, d’endoctrinement et de duperie ». Au cœur de la révolution culturelle, se joue la destruction d’une forme esthétique liée à l’idéalisme, affirmative et porteuse d’illusion, déformant la réalité et plus encore nous transportant hors d’elle, pouvant donc être considérée comme « un facteur de stabilisation de la société répressive, et… elle-même répressive ».
« Le Grand refus, écrit Jean-Michel Palmier, c’est le refus de tous les mythes qui servent l’oppression, c’est le refus des désespérés, de ceux qui rêvent d’une libération ici et maintenant et qui refusent en bloc le système ». En 1966, dans une « Préface politique » écrite à l’occasion de la publication de la troisième édition américaine de Eros et Civilisation, Marcuse précise qu' »[A]ujourd’hui, la lutte pour la Vie, le combat pour Éros, est un combat politique », annonçant le soutien complice qu’il apportera (contrairement à Theodor W. Adorno) à l’effervescence contestataire des années 1968 ! »