virtù, fortuna
Le Prince
Contrairement à la plupart des traités traditionnellement destinés à l’édification morale du chef d’État, supposés l’encourager à l’usage vertueux et juste du pouvoir, Machiavel pose rapidement qu’il n’y a pas de pouvoir vertueux s’il n’y a pas de pouvoir effectif. Aussi la question fondamentale posée par Le Prince n’est pas « comment bien user du pouvoir selon les vertus morales et chrétiennes ? » mais « comment obtenir le pouvoir et le conserver ? »
Il ne s’agit pas de se référer à des valeurs morales transcendantes comme le faisait Platon dans La République, ni de poursuivre une utopie. La politique doit s’exercer en tenant compte des réalités concrètes, ce qui fait nécessairement passer la morale au second plan, et d’une marge de liberté entre la contingence de l’histoire (la fortuna) et le caractère cyclique et éternel de celle-ci.
Plutôt que de partir de ce qui devrait idéalement être, Machiavel se propose de partir de la « vérité effective » des choses. Or, en politique, celle-ci concerne avant tout le conflit entre les hommes et la nécessité de réguler par les moyens les plus efficaces leurs relations.
« Vous ne trouverez dans cet ouvrage, ni un style brillant et pompeux, ni aucun de ces ornements dont les auteurs cherchent à embellir leurs écrits. Si cette œuvre vous est agréable, ce sera uniquement par la gravité et la matière du sujet. Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux qui ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être du peuple pour bien connaître les princes.«
« En effet, un prince héréditaire a bien moins de motifs et se trouve bien moins dans la nécessité de déplaire à ses sujets : il en est par cela même bien plus aimé ; et, à moins que des vices extraordinaires ne le fassent haïr, ils doivent naturellement lui être affectionnés. D’ailleurs dans l’ancienneté et dans la longue continuation d’une puissance, la mémoire des précédentes innovations s’efface ; les causes qui les avaient produites s’évanouissent : il n’y a donc plus de ces sortes de pierres d’attente qu’une révolution laisse toujours pour en appuyer une seconde.«
Comment gouverner les États ou principautés qui, avant la conquête, vivaient sous leurs propres lois
Le prince a alors trois solutions : il peut détruire les États conquis, ou aller y vivre (exemple des Romains détruisant Capoue, Carthage et Numance), ou encore il peut « leur laisser leurs lois, se bornant à exiger un tribut, et à y établir un gouvernement peu nombreux qui les contiendra dans l’obéissance et la fidélité » (comme le firent par exemple les Spartiates dans Athènes et dans Thèbes conquises).
« Quelque précaution que l’on prenne, quelque chose que l’on fasse, si l’on ne dissout point l’État, si l’on n’en disperse les habitants, on les verra, à la première occasion, rappeler, invoquer leur liberté, leurs institutions perdues, et s’efforcer de les ressaisir. C’est ainsi qu’après plus de cent années d’esclavage Pise brisa le joug des Florentins. »
Des principautés nouvelles acquises par les armes et par l’habileté de l’acquéreur
Un homme qui prend le pouvoir de l’intérieur, c’est-à-dire sans que cela soit une conquête, « est un homme habile ou bien secondé par la fortune » ; mais « moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir ». La voie la plus fiable est donc celle de « ceux qui sont devenus princes par leur propre vertu et non par la fortune », dont Machiavel prend pour exemples Moïse, Cyrus, Romulus et Thésée.
De la libéralité et de la parcimonie
Il est bon pour un prince d’être généreux mais s’il l’est vraiment, il dépensera tant pour offrir des somptuosités à quelques-uns que, s’appauvrissant, il devra se rattraper par une lourde fiscalité qui le fera haïr de ses sujets ; il plaira à quelques-uns et déplaira à beaucoup :; mais une fois qu’il aura commencé ainsi, s’il veut changer de mode de vie, on lui reprochera de devenir avare. Le prince doit donc ne pas craindre au départ le nom d’avare ; son économie lui permettra de soutenir une guerre et d’accomplir des entreprises utiles sans surcharger le peuple ; et alors « il sera réputé libéral par tous ceux, en nombre infini, auxquels il ne prendra rien ».
De la cruauté et de la clémence, et s’il vaut mieux être aimé que craint
Le prince peut être cruel pour éviter les maux pires encore du désordre, notamment dans les débuts de son règne. Ainsi César Borgia qui avait une réputation de cruauté « rétablit l’ordre et l’union dans la Romagne », alors que les Florentins, pour ne pas être cruels, laissèrent détruire Pistoie.
Cela amène à la question : vaut-il mieux être aimé ou craint ?
Il vaut mieux être à la fois aimé et craint, mais cela est extrêmement difficile. Aussi, s’il faut choisir entre l’amour et la crainte, il vaut mieux être craint, car l’amour est volatil et disparaît dans l’adversité alors que la crainte subsiste tant que subsiste la menace du châtiment ; cependant, le prince doit inspirer la crainte sans inspirer la haine, c’est-à-dire qu’il ne condamnera pas ses citoyens sans motif, et surtout qu’il ne s’en prendra pas à leurs biens ni à leurs femmes.
La cruauté trouve surtout son occasion dans la guerre et le prince doit en user pour maintenir son armée unie et fidèle.
Ainsi, c’est grâce à sa cruauté qu’Annibal empêcha toute dissension et toute révolte dans son armée ; c’est au contraire à cause de sa trop grande clémence que son adversaire Scipion fut confronté au soulèvement de ses troupes en Espagne puis ne sut pas rendre justice aux Locriens.
Comment les princes doivent tenir leur parole
Comme Achille éduqué par Chiron, le prince doit combattre en homme et en bête, c’est-à-dire avec les lois et avec la force ; et la bête doit avoir la force du lion et la ruse du renard.
Machiavel en déduit : « Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus. » Mais, pour ne pas laisser voir cette perfidie, il doit aussi « posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler ». Son hypocrisie doit le faire paraître « tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion ».
Machiavel assure que les hommes en général se tiennent à l’image des qualités, et d’autre part que le prince sera jugé sur le résultat et que tant qu’il conservera sa vie et son État, « tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables ».
Qu’il faut fuir le mépris et la haine
Le prince doit se défendre contre les attaques extérieures, pour cela il lui suffit de bonnes armes, et contre les conjurations, pour cela il lui suffit d’avoir le soutien de son peuple. En effet, une conjuration est toujours risquée, car la dénonciation offre un profit certain contrairement à celui de la rébellion ; si à ce risque s’ajoute que le prince est soutenu par le peuple, aucune conjuration ne peut aboutir. Par exemple, après que dans une conjuration les Canneschi eurent tué Annibal Bentivoglio, prince de Bologne, les Bolonais, pleins d’affection pour leur prince, se soulevèrent, tuèrent les Canneschi et prirent pour prince un autre membre de la famille Bentivoglio.
Pour ménager le peuple, le prince peut avoir besoin d’abaisser les grands ; il doit alors confier cette tâche à une administration, comme dans le royaume de France où le Parlement constitue « la tierce autorité d’un tribunal qui peut, sans aucune fâcheuse conséquence pour le roi, abaisser les grands et protéger les petits ».
Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la réputation
« Faire de grandes entreprises, donner par ses actions de rares exemples, c’est ce qui illustre le plus un prince. »
Dans le cas d’un conflit voisin, le prince doit toujours prendre parti : celui qui ne se déclare pas a l’ingratitude du vaincu sans la gratitude du vainqueur — comme les Romains le dirent aux Achéens pour les convaincre de prendre leur parti contre Antiochus : « vous demeurez le prix du vainqueur sans vous être acquis la moindre gloire, et sans qu’on vous ait la moindre obligation » — ; au contraire, si ce sont deux forces puissantes, s’allier à l’une apportera sa gratitude si elle vainc, son soutien si elle est vaincue ; si ce sont deux forces faibles, s’allier à l’une la rend victorieuse et donc dépendante, et c’est aussi l’occasion d’éliminer l’autre force. Cependant, pour rester indépendant, le prince ne doit pas s’allier à une présence supérieure pour en combattre une autre.
Enfin, le prince doit honorer ses sujets talentueux et les laisser en mesure d’exercer leurs facultés ; il doit « amuser le peuple par des fêtes, des spectacles » et se présenter aux réunions des corporations, « sans jamais compromettre néanmoins la majesté de son rang ».
Comment on doit fuir les flatteurs
Se laisser flatter est une « erreur » et le prince ne doit pas « se laisser corrompre par cette peste » ; mais il ne doit pas non plus abolir dans tout le peuple l’hypocrisie, car « si toute personne peut dire librement à un prince ce qu’elle croit vrai, il cesse bientôt d’être respecté ». La solution est de ne choisir que quelques conseillers qui répondront franchement aux questions du prince ; Machiavel souligne qu’ils ne s’exprimeront que sur demande et que ce ne seront pas eux qui prendront les décisions, mais bien le prince après avoir entendu la vérité. La forme du groupe de conseillers permet au prince de consulter des opinions différentes, et donc de prendre la bonne décision ; ne pas entendre tout le monde, ni n’importe quand, lui permet de ne pas sans cesse changer d’avis. « En un mot, les bons conseils, de quelque part qu’ils viennent, sont le fruit de la sagesse du prince. »
« Mais pour en venir aux raisons, et prenant d’abord les Romains pour exemple, je dirai que l’on doit toujours confier un dépôt à ceux qui sont le moins avides de se l’approprier. En effet, si l’on considère le but des grands et du peuple, on verra dans les premiers la soif de la domination, dans le dernier, le seul désir de n’être point abaissé, et par conséquent une volonté ferme de vivre libre ; car il peut, bien moins que les grands, espérer d’usurper le pouvoir »
Mais Machiavel montre aussi l’avis de Sparte et Venise, qui affirment que mettre un noble au pouvoir amène plus de bonnes choses : il peut assouvir l’ambition de la république et rassurer les plus craintifs. Machiavel expose aussi les différentes querelles entre le Sénat et le peuple. Il met en valeur le fait que le fondateur de la république doit être seul et s’appuie sur l’exemple de Romulus, qui assassina son frère pour prendre le pouvoir, ainsi que le raconte la légende de la création de Rome.
Machiavel critique tout de même Rome et ses dictateurs. Il explique la manière dont Rome s’est mis sous le joug des tyrans. Il parle aussi de l’application de nouvelles lois : il ne faut pas changer d’un seul coup mais appliquer de petites lois successives. Par ailleurs, Machiavel étudie le comportement humain, une sorte de sociologie de l’époque : il reprend les paroles de Tite-Live : « Le peuple, ou la noblesse, se dit-il, témoignait d’autant plus d’orgueil que son adversaire montrait plus de modération. Le peuple jouissait-il tranquillement de ses droits, la jeune noblesse commençait à l’insulter ».
Pour Machiavel, la corruption détruit la liberté politique et met les peuples en état de servitude. Dans son optique, sortir d’un tel état est difficile. Cela demande une force, une virtù, pour reprendre ses termes, peu commune mais qui apporte la vraie gloire car cette rédemption doit se faire en instaurant une nouvelle loi, un nouveau gouvernement par la loi. Dans cette optique le recours à la force devient possible quand c’est le seul moyen. Pour Machiavel, admirateur de la république romaine décrite dans les Dix livres de Tite-Live, cette restauration de la vertu nécessite un régime républicain.
La virtù
Le mot vient du latin vir qui « caractérise l’homme au sens le plus noble du terme ». Pour le dictionnaire Gaffiot, vir désigne l’homme de caractère, l’homme qui joue un rôle dans la cité. Un ou une politique qui a de la virtù, doit être capable de s’adapter aux situations et passer du bien au mal en fonction des circonstances que lui impose la fortuna. La virtù est un concept important parce que c’est la qualité que doivent posséder ou développer les hommes ou femmes politique dignes de ce nom, c’est-à-dire capables de sauvegarder l’État et de réaliser de grandes choses. Selon Duvernoy, « loin de pouvoir faire de la virtù un trait psychologique, il faut dire au contraire que les rapports de la psychologie et de la virtù sont ceux d’une lutte ». Pour Helmuth Plessner (contemporain de Heidegger), la politique se définit de manière très « machiavélienne », comme « l’art de l’instant favorable, de l’occasion propice », ce que les Grecs anciens appelaient le kairos. Cette recherche de l’instant favorable explique aussi pourquoi Machiavel associe souvent la fortuna à la virtù. Luciani la définit comme « La capacité, l’habileté, l’activité, la puissance individuelle, la sensibilité, le flair pour les occasions et la mesure de ses propres capacités ». Pour John Greville Agard Pocock, la virtù a aussi un double sens « d’instruments de pouvoir, comme les armes, et de qualités personnelles requises pour manipuler ces instruments ».