devoirs, collectivité, déracinement
L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain
Simone Weil, 1943
« La notion d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ; l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. »
« L’obligation ne lie que les êtres humains. Il n’y a pas d’obligations pour les collectivités comme telles. Mais il y en a pour tous les êtres humains qui composent, servent, commandent ou représentent une collectivité, dans la partie de leur vie liée à la collectivité comme dans celle qui en est indépendante. »
« L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine.
La privation complète à cet égard est le cas du chômeur, même s’il est secouru de manière à pouvoir manger, s’habiller et se loger. Il n’est rien dans la vie économique, et le bulletin de vote qui constitue sa part dans la vie politique n’a pas de sens pour lui.
Le manœuvre est dans une situation à peine meilleure.
La satisfaction de ce besoin exige qu’un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu’il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu’il puisse s’approprier par la pensée l’œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n’a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu’on la lui fasse connaître, qu’on lui demande d’y porter intérêt, qu’on lui en rende sensible la valeur, l’utilité, et s’il y a lieu la grandeur, et qu’on lui fasse clairement saisir la part qu’il y prend.
Toute collectivité, de quelque espèce qu’elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée. »
« La participation aux biens collectifs, participation consistant non pas en jouissance matérielle, mais en un sentiment de propriété, est un besoin non moins important. Il s’agit d’un état d’esprit plutôt que d’une disposition juridique. Là où il y a véritablement une vie civique, chacun se sent personnellement propriétaire des monuments publics, des jardins, de la magnificence déployée dans les cérémonies, et le luxe que presque tous les êtres humains désirent est ainsi accordé même aux plus pauvres. Mais ce n’est pas seulement l’État qui doit fournir cette satisfaction, c’est toute espèce de collectivité. »
« Une autre espèce de déracinement encore doit être étudiée pour une connaissance sommaire de notre principale maladie. C’est le déracinement qu’on pourrait nommer géographique, c’est-à-dire par rapport aux collectivités qui correspondent à des territoires. Le sens même de ces collectivités a presque disparu, excepté pour une seule, pour la nation. Mais il y en a, il y en a eu beaucoup d’autres. Certaines plus petites, toutes petites parfois : ville ou ensemble de villages, province, région certaines englobant plusieurs nations ; certaines englobant plusieurs morceaux de nations.
La nation seule s’est substituée à tout cela. La nation, c’est-à-dire l’État ; car on ne peut pas trouver d’autre définition au mot nation que l’ensemble des territoires reconnaissant l’autorité d’un même État. On peut dire qu’à notre époque l’argent et l’État avaient remplacé tous les autres attachements. »
« La perte du passé, collective ou individuelle, est la grande tragédie humaine, et nous avons jeté le nôtre comme un enfant déchire une rose. C’est avant tout pour éviter cette perte que les peuples résistent désespérément à la conquête. »
« On chercherait vainement un aspect de la vie publique, qui ait excité chez les Français le plus léger sentiment de loyauté, de gratitude ou d’affection. Aux beaux temps de l’enthousiasme laïque, il y avait eu l’enseignement ; mais depuis longtemps l’enseignement n’est plus, aux yeux des parents comme des enfants, qu’une machine à procurer des diplômes, c’est-à-dire des situations. Quant aux lois sociales, jamais le peuple français, dans la mesure où il en était satisfait, ne les a regardées comme autre chose que comme des concessions arrachées à la mauvaise volonté des pouvoirs publics par une pression violente.
Aucun autre intérêt ne tenait lieu de celui qui manquait aux affaires publiques.
Chacun des régimes successifs ayant détruit à un rythme plus rapide la vie locale et régionale, elle avait finalement disparu. La France était comme ces malades dont les membres sont déjà froids et dont le cœur seul palpite encore. Presque nulle part il n’y avait de pulsation de vie, excepté à Paris ; dès la banlieue qui entourait la ville, la mort morale commençait à peser. »