entendement, conatus, contrat, raison, peuple, multitude
De l’entendement
Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza distingue plusieurs espèces de perception :
- I. Il y a une connaissance par ouï-dire, c’est-à-dire : librement identifiée et qualifiée par chacun.
- II. Il y a une perception dite « empirique », par laquelle, éprouvant une sensation ou un sentiment communément partagés par d’autres individus, nous le fixons comme « acquis ». Cette perception n’est pas élaborée par notre entendement, mais elle est néanmoins validée dans la mesure où aucun fait contradictoire ne lui paraît opposable.
- III. Il y a une perception dite « déductive », qui consiste à conclure de manière cohérente et rationnelle qu’un fait observé s’est produit. Le raisonnement nous mène alors à clarifier un principe, mais pas l’origine de ce dernier.
- IV. Enfin il y a une perception dite « essentielle » ou « élémentaire », en vertu de laquelle nous saisissons l’essence même de la chose perçue. Percevoir cette chose revient donc, ici, à en percevoir l’essence ou « principe premier ».
En comparant certaines formes de perceptions, on peut se faire une idée plus précise de ce qu’est le quatrième mode de perception.
La perception par ouï-dire (I) est la forme la plus incertaine de perception : par exemple, nous considérons quotidiennement que nous connaissons notre date de naissance, même si nous ne sommes pas en mesure de le vérifier.
Le temps et l’espace sont des éléments qui s’impriment dans la conscience et s’y maintiennent aussi longtemps qu’ils n’ont pas été contredits par d’autres expériences. Sinon, nous sommes dans le doute. Ces expériences ne peuvent nous offrir aucune certitude. Ce type d’expérience est nommé par Spinoza : experientia vaga. C’est une simple énumération de cas, énumération qui n’a rien de rationnel, car elle n’est ni un principe (IV), ni déductible d’un principe (III) ; elle ne peut par conséquent être tenue sérieusement pour vraie.
Ces deux premiers modes de perception ont en commun d’être « irrationnels », quoiqu’ils soient utiles pour la conduite des affaires quotidiennes de la vie. La marque de leur irrationalité est l’incertitude où ils nous plongent, si on les suit. Il faut donc, autant que possible, qu’ils ne jouent pas un rôle trop déterminant dans la construction de la connaissance. C’est pourquoi aussi, l’Éthique regroupera ces deux premiers modes de perception en un seul « genre de connaissance » qu’il nommera « opinion » ou « imagination ».
La connaissance rationnelle (III) a de tout autres procédures : loin d’isoler les phénomènes, elle les relie dans un enchaînement cohérent, selon l’ordre déductif. C’est ce que Descartes appelait des « chaînes de raisons » (cf. Discours de la méthode, II) ou encore déduction. Mais à quoi accrocher le premier maillon de la chaîne des raisons ? Si on le laisse flottant, c’est alors la porte ouverte à la régression à l’infini, que Spinoza refuse, comme Aristote dans La Métaphysique (« Il faut bien s’arrêter quelque part ! »). Si on l’attache à un autre maillon de la chaîne déjà construite, on forme une boucle logique (petitio principii), autrement dit, une contradiction. Dès lors, pour que la connaissance formée par la chaîne des raisons soit vraie (et, plus seulement, cohérente), il faut la faire dépendre d’une idée vraie donnée, qui en formera le principe. Le troisième mode de perception est donc une façon de conserver et de transmettre la vérité d’un point de départ (principe), mais pas de la produire.
Voilà qui nous amène à la nécessité du quatrième mode.
Il s’agit d’une connaissance intuitive (IV). Comme le dit Spinoza lui-même : « habemus ideam veram » (« nous avons une idée vraie », Traité de la réforme de l’entendement, §33). Cette idée vraie est celle de Dieu, qui est « ce qui est en soi » (définition de la substance en Éthique, I, Définition III). C’est là le point de départ absolu nécessaire à toute connaissance adéquate, la vérité originaire qui est « norme d’elle-même et du faux » (Éthique, II, 43).
Après le Traité de la réforme de l’entendement, les degrés de la connaissance, devenus les « genres de connaissance » passeront du nombre de 4 à celui de 3.
Gilles Deleuze donne ces exemples qui illustrent les trois genres de connaissance présents dans l’Éthique, chacun correspondant à un genre de vie à part entière :
- La connaissance du premier genre est empirique : « je barbote dans l’eau, mon corps subit les vagues et l’eau ».
- La connaissance du second genre est empirique et rationnelle : « je sais nager, au sens où je sais composer mes rapports avec les rapports de la vague, avec l’élément eau ».
- Le troisième genre est purement rationnel : « je connais les essences dont dépendent les rapports, je sais ce que sont l’eau, l’onde, la vague, le principe d’Archimède, leurs causes », etc.
Le conatus
Le conatus est l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique III, Prop. 6). Cet effort « n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Éthique III, Prop. 7).
Le conatus est l’expression de la puissance d’une chose, ou d’un individu, en tant que celui-ci est conçu comme étant un mode fini, c’est-à-dire une partie de la Nature naturée. Il est, par là même, nécessairement confronté à une infinité de causes extérieures qui vont tantôt empêcher son effort, tantôt le permettre (Éthique IV, Prop. 4). Chez l’homme, le conatus n’est pas autre chose que le désir qui le fait tendre naturellement vers ce qui lui paraît bon pour lui. Spinoza renverse une conception commune du désir selon laquelle l’homme appète une chose parce qu’il la juge bonne :
« Ce qui fonde l’effort, le vouloir, l’appétit, le désir, ce n’est pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu’une chose est bonne par cela même qu’on y tend par l’effort, le vouloir, l’appétit, le désir. »
(Éthique III, Prop. 9, scolie)
Ce qui est premier chez Spinoza, c’est l’idée et le désir — la conscience, elle, n’apportant rien à l’appétit. La conscience ne sera pas, comme chez Descartes, l’expression de la volonté infinie de l’homme, mais une simple réflexion (pouvant être adéquate mais ne l’étant pas le plus souvent) de l’idée sur elle-même.
Le conatus joue un rôle fondamental dans la théorie des affects chez Spinoza. Le désir est l’un des trois affects primaires avec la joie et la tristesse. Lorsque l’effort, ou appétit, sera un succès, l’individu passera à une plus grande puissance, ou perfection, et sera dit affecté d’un sentiment de joie ; au contraire, si son effort est empêché ou contrarié, il passera d’une plus grande à une moindre perfection et sera dit affecté d’un sentiment de tristesse. Toute la théorie spinoziste des affects sera ainsi construite sur le principe d’un passage continuel d’une moindre perfection à une plus grande, et vice versa, selon le succès ou l’échec du conatus, déterminé lui-même par la rencontre avec les modes finis extérieurs et les affections du corps en résultant.
Du contrat social à son dépassement
A partir de sa conception du droit naturel dans des termes très proches de ceux de Hobbes, le Traité théologico-politique reprend une théorie du contrat social proche du Léviathan, posant le pacte d’association comme transfert de droit consenti. Parce qu’ils sont mis par la nature devant l’impératif de s’associer, les hommes contractualisent en transférant une partie de leur droit de nature à une personne physique ou morale, ce transfert instituant la souveraineté :
« Voici maintenant la condition suivant laquelle une société peut se former sans que le droit naturel y contredise le moins du monde, et tout pacte peut être observé avec la plus grande fidélité ; il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de nature, c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier supplice ».
Ainsi que l’explique la page suivante du traité, l’insuffisance de la raison en tant que principe directeur de la conduite humaine requiert la mise en œuvre d’une doctrine de la souveraineté qu’on pourrait tout à fait caractériser d’absolue : à l’instar de ce qui se passe chez Hobbes, l’assimilation du droit de nature au désir et à la puissance conduit à instituer une souveraineté de taille à résister au déchaînement des passions naturelles.
Or, quelques années plus tard, le Traité politique s’inscrit en faux contre la recommandation d’une adhésion inconditionnelle des citoyens au pacte. Une telle recommandation repose même pour Spinoza sur un véritable contresens anthropologique, une erreur majeure à propos de la nature humaine : la légitimité d’un pouvoir constitué ou d’une autorité instituée par un pacte repose nécessairement sur la conception qu’ont les contractants de l’avantage que leur fournit leur adhésion : la seule loi naturelle du comportement humain est que nul ne renonce à ce qui lui paraît être un bien, sauf dans l’espoir d’un bien plus considérable. Cette loi psychologique n’est pas abolie par la création du pacte civil. Contre Hobbes, Spinoza va donc être conduit à affirmer qu’aucun pacte social n’est définitif, mais la vie politique est soumise à d’incessants changements, et elle est passible de formes et d’intensités variables. Le pacte d’association ne peut donc demeurer en vigueur que tant que dure son utilité ; d’une manière étrange si on rapporte cet argument à la tonalité hobbésienne qui domine le chapitre XVI, le Traité théologico-politique le concédait également :
« Nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raison qu’il est utile, et que, levée l’utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force ; un homme est insensé en conséquence de demander à un autre d’engager sa foi pour l’éternité, s’il ne s’efforce en même temps de faire que la rupture du pacte entraîne, pour celui qui l’a rompu, plus de dommage que de profit… »
Peuple et multitude
La notion de peuple, dans la logique adoptée par Hobbes, procède rigoureusement de l’acte d’association entendu comme cession et délégation de puissance. Le terme « multitude », employé également par Hobbes, désigne chez lui la masse informe, la foule préconstituée civilement, qui ne saurait par conséquent échapper aux contradictions que la nature a installées en elle. C’est qu’on peut lire dans plusieurs passages importants du De cive :
« Il faut considérer, dès l’entrée de ce discours, ce que c’est que cette multitude d’hommes qui se sont assemblés de leur bon gré en un corps de république, car ce n’est pas un certain tout qu’on puisse désigner, comme les choses qui ont l’unité du nombre, mais ce sont plusieurs personnes dont chacune a son franc arbitre et peut donner son jugement particulier sur les matières proposées ».
« Le nom de multitude étant un terme collectif signifie plusieurs choses ramassées, et ainsi une multitude d’hommes est le même que plusieurs hommes. Ce mot étant du nombre singulier, signifie une seule chose, à savoir une seule multitude. Mais ni en l’une ni en l’autre façon on en peut concevoir que la multitude n’ait de la nature qu’une seule volonté, car chacun de ceux qui la composent a la sienne propre. On ne doit donc pas lui attribuer aucune action quelle qu’elle soit ; par conséquent, la multitude ne peut pas promettre, traiter, acquérir, transiger, faire, avoir, posséder, etc. s’il n’y a en détail autant de promesses, de traités, de transactions, et s’il ne se fait autant d’actes qu’il y a de personnes. De sorte que la multitude n’est pas une personne naturelle. Mais si les membres de cette multitude s’accordent et prêtent l’un après l’autre leur consentement, à ce que de là en avant en avant la volonté d’un certain homme particulier, ou celle du plus grand nombre, soit tenue pour la volonté de tous en général ; alors, la multitude devient une seule personne qui a sa volonté propre, qui peut disposer de ses actions, telles que sont commander, faire des lois, acquérir, transiger, etc. Il est vrai, qu’on donne à cette personne publique le nom de peuple, plutôt que celui de multitude. […] D’où l’on peut voir la différence que je mets entre cette multitude que je nomme le peuple, qui se gouverne régulièrement par l’autorité du magistrat, qui compose une personne civile, qui nous représente tout le corps du public, la ville, ou l’État, et à qui je ne donne qu’une volonté ; et cette autre multitude qui ne garde point d’ordre, qui est comme une hydre à cent têtes, et qui doit ne prétendre dans la république qu’à la gloire de l’obéissance. »
Hobbes, De Cive
« La chose publique […] est la chose du peuple [Est…respublica, res populi] ; et par peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêts. Quant à la cause première de ce groupement, ce n’est pas tant la faiblesse qu’une sorte d’instinct grégaire naturel, car le genre humain n’est point fait pour l’isolement […]. Bientôt d’une multitude errante et dispersée la concorde fit une cité. »
Cicéron, De Republica
On pourrait donc dire que la reprise par Hobbes du couple de concepts multitude – peuple s’assortit d’une importante modification dans son usage : tandis que selon Cicéron la nature dispose la multitude à se faire peuple, dans le système de Hobbes, l’opérateur de la transformation est le contrat. De fait, pour Hobbes, le peuple n’a d’unité que par l’intermédiaire de son représentant, ainsi que le précise le chapitre XVI du Léviathan en reprenant et en réexaminant nos deux concepts :
« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou par une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. Et c’est celui qui représente qui assume la personnalité, et il n’en assume qu’une seule. On ne saurait donc concevoir l’unité dans une multitude, sous une autre forme ».
Hobbes, Leviathan
La critique implicite de Rousseau à l’égard de Hobbes dans Du contrat social porte précisément sur la capacité du peuple à se constituer comme unité de volonté sans ou avant de se doter d’un représentant. Rousseau affirme qu’ »un peuple est un peuple avant de se donner un roi » (livre I, chapitre 5) ; la masse des citoyens se réunit en un corps pour former la volonté générale (I, 7), laquelle, inaliénable, indivisible et impeccable, est la source de la souveraineté (cf. II, 1 à 5).
Spinoza s’oppose tout à la fois à Hobbes, à la tradition de l’unité substantielle du corps collectif, et à celle de la représentation. Il oppose deux situations paradigmatiques : celles où l’on tombe sous le droit d’autrui (alterius juris), et celle où l’on dépend de son propre droit (sui juris). « Chacun est dans la dépendance d’un autre aussi longtemps qu’il est soumis au pouvoir de cet autre, et qu’il relève de lui-même dans la mesure où il peut repousser toute violence, punir comme il le juge bon le dommage qui lui est causé, et d’une manière générale vivre selon sa propre complexion. »
Spinoza évoque ensuite ce que signifie se trouver au pouvoir de quelqu’un. Il met en relief les modes subtils de l’aliénation par l’influence et la fausse libéralité des maîtres : « Celui-là tient un autre en son pouvoir, qui le tient enchaîné, ou à qui il a pris toutes ses armes, tout moyen de se défendre et d’échapper, ou à qui il a su inspirer de la crainte, ou qu’il s’est attaché par des bienfaits, de telle sorte que cet autre veuille lui complaire plus qu’à soi-même, et vivre selon le désir de son maître plutôt que suivant son propre désir. »
Ces passages se complètent de l’affirmation des pouvoirs de la raison individuels quant à la capacité de juger en quoi un engagement ou une relation intersubjective est utile ou nuisible, et elle débouche sur l’analyse de la capacité des individus à conjuguer leur droit naturel, qui permet une augmentation de la puissance et par conséquent du droit civil. De la sorte, les hommes peuvent se trouver unis comme en un seul corps et avec une seule âme. Ainsi se définit le droit de la puissance de la multitude, ce qu’on appelle imperium (diversement traduisible par « État », « souveraineté », « commandement » ou « autorité suprême légitime ») :
« Ce droit que définit la puissance de la multitude, on a coutume de l’appeler État [imperium], et celui-là possède absolument ce pouvoir, qui, par le consentement commun, a le soin de la chose publique, c’est-à-dire le soin d’établir, d’interpréter, et d’abroger les lois, de défendre les villes, de décider de la guerre et de la paix, etc. ».
Spinoza affirme à plusieurs reprises la primauté de la « puissance de la multitude » comme sujet politique légitime. Puisque s’il s’agit toujours pour les individus d’accepter que quelqu’un décide en leur nom, l’instrument juridique n’est plus envisagé comme un moyen de fixer une fois pour toutes les conditions de l’obéissance du peuple au souverain. Spinoza souhaite mettre en œuvre les conditions d’un transfert de droit non juridique ; dans un tel dispositif, le droit peut intervenir afin de formaliser les relations interhumaines, il n’en constitue nullement le principe fondateur.
Spinoza met fin à la théorie hobbésienne de l’autorisation corrélative de la reconnaissance du lien organique unissant le « peuple » à son représentant. Cette théorie tout à la fois créait la représentation, engendrait l’absoluité de la souveraineté, et provoquait l’asymétrie entre souverain et citoyens. Hobbes partait de l’égalité naturelle des hommes, mais il la faussait dans le mouvement de la théorie contractuelle ; on pourrait dire que Spinoza affirme l’égalité des hommes au sein même du rapport civil. La liberté, comme l’écrira également Rousseau, ne va pas sans l’égalité. Ainsi, les citoyens, dont l’action civique est désormais conçue d’après leur droit de nature, n’obéissent pas au souverain ; ils n’obéissent qu’à ce que leur dicte leur raison, et en ce sens ils ne s’autorisent que de leur puissance.
Conséquence majeure, les citoyens sont dans la position recommandée par Aristote pour la meilleure cité, à savoir capables tour à tour de commander et d’obéir, de manifester une disposition au commandement et une autre à l’obéissance. Comparablement, il existe d’après la théorie spinoziste de l’accord civique non contractuel une commutativité complète du pouvoir politique, produite par l’égalité entre souverain et citoyens.
Hobbes avait aussi fait découler le contrat d’un acte de consentement, mais ce dernier valait une fois pour toutes, tandis que Spinoza paraît vouloir entendre le consentement comme un accord continué effectué en fonction de la vigilance des citoyens à l’égard du souverain chargé de favoriser leurs intérêts ; du fait que l’adhésion des citoyens à l’ordre civil est perpétuellement renégociable, cela revient à limiter étroitement les prérogatives du souverain dans leur condition de possibilité fondamentale. Sur ce point, la comparaison entre Spinoza et Locke s’impose, puisque l’auteur du Second traité du gouvernement civil a fait du consentement individuel et collectif un principe dynamique de fondement du corps civique. Sur un plan plus large, Locke entend penser le principe d’une association qui ne puisse déboucher sur l’esclavage, tant il est contradictoire avec l’idée de l’homme qu’il veuille être dominé ou transformé en objet appropriable par autrui ; qui soit toujours et à tout moment consentie, qui met la communauté sociale comme pleinement en phase avec elle-même. Locke et Spinoza se retrouvent ici dans une même opposition au pacte pensé par Hobbes, conçu comme pacte de sujétion instaurant par contrat une forme absolue de souveraineté.
Cependant la définition que donne Locke de la fin de l’association civile – préserver la propriété individuelle – même dans la définition élargie de ce terme de propriété (« la vie, la liberté et les biens », énumération à laquelle la Lettre sur la tolérance ajoute « la santé », et qui débute par « cette propriété que les hommes ont sur leur personne »). Le but de l’association civile pour Spinoza, c’est de développer une communauté reposant sur l’accroissement de la puissance, non de la propriété ; ni la constitution de soi ni celle du corps politique, ne peuvent aucunement se concevoir par le biais de la logique de l’appropriation.
Reste une ambiguïté de la thèse spinoziste, qui procède sans doute du caractère équivoque de la notion de « multitude » : quelle structure d’ordre – et, concrètement parlant, quelle discipline collective – est susceptible de déployer pour sa propre action cette entité que l’on peut également traduire par « la masse », « la foule », « le nombre » ?