L’étrange défaite
Marc Bloch, 1940.
« Des faiblesses de notre préparation stratégique, accuserons-nous donc la part qu’y tenait l’histoire ? D’aucuns l’ont pensé : « Faut-il croire que l’histoire nous ait trompés ? » Ce doute, dans les dernières heures de notre séjour en Normandie, déjà assombries par la défaite, je l’ai surpris sur les lèvres d’un jeune officier à peine sorti de l’École. S’il entendait, par là, jeter le soupçon sur l’enseignement soi-disant historique qu’il avait reçu, d’accord. Mais cet enseignement n’était pas l’histoire. Il se plaçait, en vérité, aux antipodes de la science qu’il croyait représenter.
Car l’histoire est, par essence, science du changement. Elle sait et elle enseigne que deux événements ne se reproduisent jamais tout à fait semblables, parce que jamais les conditions ne coïncident exactement. Sans doute, reconnaît-elle, dans l’évolution humaine, des éléments sinon permanents du moins durables. C’est pour avouer, en même temps, la variété, presque infinie, de leurs combinaisons.
Sans doute, admet-elle, d’une civilisation à l’autre, certaines répétitions, sinon trait pour trait, du moins dans les grandes lignes du développement. Elle constate alors que, des deux parts, les conditions majeures ont été semblables. Elle peut s’essayer à pénétrer l’avenir ; elle n’est pas, je crois, incapable d’y parvenir. Mais ses leçons ne sont point que le passé recommence, que ce qui a été hier sera demain. Examinant comment hier a différé d’avant-hier et pourquoi, elle trouve, dans ce rapprochement, le moyen de prévoir en quel sens demain, à son tour, s’opposera à hier. Sur ses feuilles de recherche, les lignes, dont les faits écoulés lui dictent le tracé, ne sont jamais des droites ; elle n’y voit inscrites que des courbes, et ce sont des courbes encore que, par extrapolation, elle s’efforce de prolonger vers l’incertain des temps. Peu importe que la nature propre de son objet l’empêche de modifier à son gré les éléments du réel, comme le peuvent les disciplines d’expérimentation. Pour déceler les rapports qui, aux variations spontanées des facteurs, lient des phénomènes, l’observation et l’analyse sont des instruments suffisants. Par là, elle atteint les raisons des choses et de leurs mutations. Elle est, en un mot, authentiquement une science d’expérience puisque, par l’étude des réalités, qu’un effort d’intelligence et de comparaison lui permet de décomposer, elle réussit, de mieux en mieux, à découvrir les va-et-vient parallèles de la cause et de l’effet. Le physicien ne dit pas : « L’oxygène est un gaz, car, autour de nous, nous ne l’avons jamais vu que tel. » Il dit : « L’oxygène, dans certaines circonstances de température et de pression, qui sont, autour de nous, les plus fréquentes, se présente à l’état gazeux. » L’historien, pareillement, sait bien que deux guerres qui se suivent, si, dans l’intervalle, la structure sociale, les techniques, la mentalité se sont métamorphosées, ne seront jamais la même guerre. »
Marc Bloch, la Leçon d’Histoire
Alice Géraud, Lyon Capitale n°156, 28 janvier 1998.
Historien et résistant, Marc Bloch aura marqué à la fois l’histoire et l’Histoire, celle de la seconde guerre mondiale et celle qui est enseignée au sein des universités. Le musée de La Résistance et de la Déportation lui consacre actuellement une exposition. Portrait d’un grande figure intellectuelle, assassiné près de Lyon en 1944 par les Allemands.
« L’historien sait bien que rien, dans ce qui peut aider à la connaissance du passé, ne mérite d’être dit inactuel : puisque les temps révolus nous offrent la seule expérience grâce à laquelle nous puissions un jour mieux connaître cette humanité dont nous voyons que trop, en ce moment, l’incapacité à se comprendre » écrivait Marc Bloch à la veille de la seconde guerre mondiale. En ces temps où la France tente de se retourner douloureusement sur son passé, ces propos apparaissent étrangement d’actualité. A l’heure du procès Papon, des repentances collectives, des controverses et des querelles sur les responsabilités de chacun sous Vichy, on comprend en effet mieux le message de Marc Bloch sur la nécessité de l’Histoire. Un message qui résonne, cinquante ans après, comme un appel. Ne pas oublier son passé dont la connaissance objective constitue le meilleur outil de compréhension du présent. Cette nécessité de la vérité à travers l’histoire, Marc Bloch y a consacré son œuvre intellectuelle et son existence. Cet historien, fondateur de l’école des Annales, dont la vie s’est arrêtée une nuit de 1944 près de Lyon sous les balles de fusils allemands, a en effet profondément et durablement modifié la conception des sciences historiques et plus largement des sciences humaines. Il a également, par son parcours et ses positions durant la seconde guerre mondiale, été une des figures majeures de la Résistance. Le Centre d’histoire de la résistance et de fa déportation lui consacre actuellement une exposition retraçant son épopée d’intellectuel et de résistant. Un hommage lyonnais pour un homme qui, il y a cinquante ans, influa sur le destin de la capitale des Gaules. En fait, Marc Bloch n’a eu de lyonnais que la dernière partie de sa vie, celle de la clandestinité. Il est né en 1886 à Paris, dans un milieu modeste mais où le savoir et la culture avaient valeur de religion. Après une scolarité particulièrement brillante au lycée Louis-le-Grand, Marc Bloch, alors âgé de dix-huit ans, entre à Normale Sup. Quatre ans plus tard, en 1908, il obtient son agrégation d’histoire et de géographie. Puis, fasciné par la culture et l’histoire allemandes, il part passer deux semestres dans les universités de Leipzig et Berlin. Le jeune homme d’origine juive en ramène l’impression « d’une grande tolérance intellectuelle « paradoxalement mêlée à « un état d’esprit nationaliste et antisémite ».
L’école des Annales
Après la première guerre mondiale, il est nommé professeur d’histoire médiévale à l’université de Strasbourg. Il marque profondément, par son enseignement et sa personnalité, les étudiants qui ont suivi ses cours. L’un d’eux, Henri Brunschwig, écrira des années plus tard, « tout en lui intimidait le débutant ». Pour Marc Bloch, c’est surtout le début de l’aventure intellectuelle qui le conduit à révolutionner le petit monde des sciences humaines. En compagnie de son ami et collègue Lucien Febvre, il fonde en 1929 la revue Annales d’histoire économique et sociale dont les deux hommes assurent la direction jusqu’en 1940. Leur objectif était de proposer une lecture plus réaliste et plus complète de l’histoire, de faire de cette science un instrument de connaissance mais aussi de compréhension. L’histoire avec l’école des Annales ne se contente plus d’étudier les faits et les événements, elle s’intéresse aux structures profondes, aux mouvements globaux qui président à l’évolution des sociétés humaines. Marc Bloch a voulu rompre avec l’histoire telle qu’elle se donne à voir par exemple au travers des manuels scolaires de la Troisième République, dans lesquels le récit ou les choix idéologiques priment souvent sur la restitution rigoureuse des faits. Pour saisir le passé dans son intégralité, l’historien doit, selon Marc Bloch, élargir ses matériaux de recherche, notamment par une approche pluridisciplinaire. L’histoire ne peut exister que confrontée aux autres sciences : l’économie, la géographie, l’ethnologie… Une méthode qui s’imposera définitivement dans les années soixante. Mais, derrière l’œuvre du brillant théoricien apparaît peu à peu une autre facette du personnage, celle de l’homme engagé au service d’idéaux qui font de lui un résistant de la première heure. Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, il fera publier dans les Annales de nombreux écrits critiques à propos du régime nazi. Cette prise de position vaut aux deux directeurs de la revue d’entrer en conflit avec les éditions Armand Colin, qui auraient souhaité « une attitude plus souple vis-à-vis du nazisme ». Ils ne baissent pas les bras. Après 1938, ils deviennent leurs propres éditeurs. Mobilisé en 1939, Marc Bloch participe à la « Drôle de guerre » qui lui inspire un de ses ouvrages majeurs, L’étrange défaite. Une fois l’armistice signée, il ne reprendra pas ses cours à la Sorbonne. Entre-temps, le régime de Pétain s’est installé au pouvoir, le statut des Juifs l’exclut de la fonction publique.
En tant que scientifique, il est « relevé de la déchéance », comme il est indiqué sur le formulaire administratif, avec une vingtaine d’autres universitaires juifs pour « services exceptionnels rendus à l’Etat français ». Il est placé en zone libre à l’université de Clermont-Ferrand, puis de Montpellier. Conscient qu’après la défaite militaire, la guerre est encore à gagner, il s’engage rapidement dans une résistance active. Il participe notamment à la mise en place du mouvement Combat et collabore au Cercle de Montpellier. L’occupation de la zone libre en novembre 1942 le conduit à passer définitivement dans la clandestinité. Il rejoint alors Lyon, haut-lieu de la Résistance. Sous les noms Chevreuse, Arpajon ou encore Narbonne, Marc Bloch joue un rôle-clef dans l’organisation des principaux réseaux de résistants. Il adhère à Franc-tireur. Mais, surtout, il met au point toute l’administration souterraine permettant aux Mouvements Unis de la Résistance d’être en contact avec les maquis et les divers groupes s’occupant des sabotages, de la propagande, etc. Il met sur pied les comités de libération de la région et prépare même un plan d’insurrection pour celle-ci. Il laisse au sein de la résistance lyonnaise l’image d’un homme lucide, rigoureux et terriblement efficace. Dans le journal Le Déporté, on pouvait lire en 1961 : « il y a eu deux phases pour la résistance régionale, avant Marc Bloch où le courage et la bonne volonté étaient caractéristiques du moment, et après Marc Bloch, où, véritablement, il y eut une organisation ». Son activité clandestine s’est arrêtée le 8 mars 1944, date à laquelle il est arrêté par la Gestapo. Il est incarcéré à la prison de Montluc, puis comme beaucoup, torturé. Le 16 juin 1944, dans la nuit, il est emmené avec vingt-neuf autres prisonniers à une trentaine de kilomètres de Lyon. Les Allemands les ont fait descendre dans un champ à côté de la route et ont tiré. Dans le testament qu’il avait écrit pendant la guerre, il y a cette phrase : « je meurs comme j’ai vécu, en bon français ». Quelques années plus tôt, il avait voulu se livrer à ce qu’il appelait « l’examen de conscience du Français » face à l’épreuve du nazisme et écrivait : « fiers d’avoir été de bons ouvriers dans leurs tâches quotidiennes, ils faillirent au devoir d’être de bons citoyens et de lutter pour cette vertu que la Révolution Française, et avant, Montesquieu, avaient proclamé indispensable à tout état populaire ».