Là où tout est disponible, le monde n’a plus rien à nous dire
Le Nouveau Magazine Littéraire, lundi 3 février 2020
Alors que l’attitude conquérante de l’homme à l’égard du monde montre ses limites – et ses dangers – en pleine crise écologique, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa invite à envisager un nouveau rapport au monde, sur le mode de l’écoute et de la réponse.
Par Manon Houtart
Figurant parmi « les 35 penseurs qui influencent le monde » choisis par le Nouveau Magazine Littéraire en décembre 2018, Hartmut Rosa est présenté comme un sociologue qui « entend mettre un frein à un monde en excès de vitesse ». Alors que dans Accélération. Une critique sociale du temps, il montrait comment la modernité résulte d’une tension entre forces d’accélération et forces de freinage, son dernier essai, Rendre le monde disponible, analyse notre société moderne à travers le prisme de la disponibilité et de l’indisponibilité.
Le rapport de l’homme moderne au monde, affirme Rosa, est défini par le désir de rendre le monde toujours plus largement disponible, c’est-à-dire de le rendre d’abord connaissable, puis atteignable physiquement, maîtrisable, et enfin, utilisable. Ainsi, les moyens de transports mettent à notre disposition plus d’espace ; les médias et moyens de communication rendent le monde massivement visible et audible, les innovations technologiques nous permettent de voir la Lune ou d’accéder au savoir et aux biens culturels du monde entier, etc.
Toutefois, observe le sociologue, l’extension du domaine du disponible ne nous rend pas pour autant le monde moins hostile. Au contraire, il se dérobe à mesure de nos tentatives de le mettre à notre portée, il devient « illisible et muet », car « la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait connu, planifié et dominé serait un monde mort ». La recherche de disponibilité qui caractérise la modernité mène à une indisponibilité totale, soutient Rosa : l’homme et le monde « se font face avec indifférence ». Ce paradoxe s’illustre par exemple dans les relations humaines au sein des villes : là où tout est à portée de main, la rencontre entre les gens s’opère « sur le mode d’une retenue existentielle et même d’une aversion latente, c’est-à-dire d’une attitude signifiant ‘laisse moi en paix!' ». Cette absence de relation entre soi et ce qui nous entoure, précise Rosa, correspond à ce que Marx, puis Hannah Arendt, qualifient d’aliénation.
Entrer en résonance avec le monde
Que serait alors un rapport harmonieux avec le monde, se demande le philosophe ? Pour répondre à cette question centrale, il mobilise le concept de résonance, forgé dans son livre éponyme paru en 2018. Cet autre rapport au monde, opposé à l’expérience de l’aliénation, consiste à se laisser interpeller intérieurement par quelqu’un ou quelque chose, à y répondre spontanément de sa propre voix (par une émotion, un regard…), et à se laisser transformer par cette rencontre. La résonance se définit par son caractère imprévisible et incontrôlable, elle est donc constitutivement indisponible : à l’instar du sommeil, plus on s’évertue à la provoquer, moins elle advient. C’est ce qui explique le sentiment de vide qui peut surgir lorsqu’on organise un dîner aux chandelles, qu’on met tout en œuvre pour créer des conditions que l’on croit idéales pour que deux êtres entrent en résonance, et que précisément, le moment paraît fade. De même, « nous pouvons certes acheter le coûteux safari dans le Sahara ou la croisière, mais pas la résonance avec la nature ». Cette indisponibilité de la résonance est source d’agacement et de frustration pour l’homme moderne, voire de désespoir.
Au cours de notre vie, une tension se manifeste alors entre la volonté de rendre le monde disponible, d’exercer un contrôle sur le cours des événements, et celle de laisser les choses advenir. La contraception, par exemple, a rendu la naissance planifiable et maîtrisable : « Quelque chose qui a une importance vitale a quitté le domaine de l’indisponible pour entrer dans celui du disponible », observe Hartmut Rosa, précisant toutefois prudemment que « ce n’est ni bon ni mauvais ». Ainsi du mariage, qui oppose à l’indisponibilité de l’amour une « barrière institutionnalisée, censée garantir que les deux partenaires sont disponibles l’un pour l’autre ». Les structures politiques et les entreprises s’efforcent également de rendre les processus « transparents, imputables, contrôlables et efficients », en écartant au maximum l’indisponibilité en tant que fait dans la vie sociale, de peur d’être désarçonnés par l’inattendu.
Par cet essai profondément lucide sur notre condition moderne, Hartmut Rosa s’interroge sur ce que nous avons perdu dans nos tentatives de domination et d’appropriation. Il reconnaît toutefois les nombreux bienfaits de certains progrès scientifiques ou politiques qui, tout en mettant à disposition une plus large partie du monde, ont aussi « ouvert des espaces de résonance à beaucoup d’êtres humains » (il prend l’exemple des avancées médicales qui améliorent la vue ou l’ouïe des patients). Loin d’un pamphlet antimoderne donc, cet essai invite plutôt à réajuster la ligne de front entre ce que nous souhaitons rendre disponible et ce que nous acceptons de laisser hors de notre portée ou de notre contrôle pour ne pas leur ôter leur qualité de résonance. Mobilisant tour à tour des références littéraires et des exemples issus de la vie quotidienne, Rosa favorise l’identification du lecteur, éveillant notre conscience sur des paradoxes auquel nous sommes tous confrontés.
À lire : Rendre le monde indisponible, Hartmut Rosa, La Découverte, 140p.