À 69 ans, en 1911, proche de la limite d’âge de 70 ans qu’il s’était fixée, il se suicide à Draveil avec son épouse, en se justifiant dans une courte lettre :
« Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres. »
Le Droit à la paresse, 1880
Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture…
Les socialistes révolutionnaires ont à recommencer le combat qu’ont combattu les philosophes et les pamphlétaires de la bourgeoisie ; ils ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l’action, les préjugés semés par la classe régnante.
Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d’être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste.
En introduction, Paul Lafargue cite Adolphe Thiers : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis ». »
« les prêtres, les économistes, les moralistes » sont pour Lafargue à l’origine de cet amour absurde du travail : « à mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l’homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes l’ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur, comme s’il voulait rivaliser avec la machine ».
Pour sortir de la crise, il faut forcer les ouvriers à consommer leurs produits : « La bourgeoisie, déchargée alors de sa tâche de consommateur universel, s’empressera de licencier la cohue de soldats, de magistrats, de figaristes, de proxénètes, etc., qu’elle a retirée du travail utile pour l’aider à consommer et à gaspiller. »
À la suite de cet afflux d’improductifs sur le marché du travail, celui-ci deviendra « débordant » et la seule solution serait de réduire drastiquement le temps de travail. Paul Lafargue propose trois heures par jour. Les hommes pourraient alors se consacrer aux loisirs : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… »
« Aristote prévoyait que « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves.Le rêve d’Aristote est notre réalité. Nos machines au souffle de feu, aux membres d’acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d’elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté. »
« Pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la Paresse, mille et mille fois plus sacrés que les phtisiques Droits de l’Homme concoctés par les avocats métaphysiques de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit. »
Paressons en toute chose, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant.
Citation de Lessing, reprise par Paul Lafargue
La conspiration des fantômes
Robledo de Daniele Zito
par Bernard Daguerre, Le Monde Diplomatique, novembre 2019
C’est là une œuvre à l’identité romanesque incertaine. À cause de son sujet une enquête sur l’essor d’un mouvement clandestin dans une Italie vraisemblablement contemporaine —, mais également en raison des éléments fragmentaires qui composent le récit : chroniques, réflexions, reportages réalisés par et autour du personnage principal, Robledo, un journaliste qui a disparu.
Pigiste précaire en mal de sujets, menant de surcroît une vie personnelle compliquée, ce dernier découvre par hasard l’existence du Travail pour le travail (TPT), des groupes clandestins de chômeurs qui se rendent dans des grandes enseignes où ils se fondent dans le personnel et accomplissent incognito une activité non rémunérée.
Au fil des tribulations de Robledo, qui semble proche de son sujet de reportage, on connaîtra tout (et si peu, tant règne un halo persistant de mystère) de ces « travailleurs à outrance » qui déclarent : « Nous ne sommes pas des héros, nous ne sommes pas non plus des terroristes : nous sommes juste des crétins. Nous travaillons gratis. » Avec le TPT, ils effectuent ce qu’ils appellent un « parcours personnel de libération », jusqu’à sa conclusion : ils se suicident sur leur lieu de « travail ». Parce que cette démarche menace l’édifice de la société, la police antiterroriste les traque, tandis que le ministre de l’intérieur, qui connaît ses classiques, les traite d’ « antilafarguistes (1), c’est-à-dire qu’ils préconisent un monde fondé sur le droit au travail, en déconnectant ce droit de tout lien salarial ». Dans le même temps, une adhérente du TPT rappelle l’article premier de la Constitution italienne : « L’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail » ; cette même Constitution dont l’article 4 précise : « La République reconnaît à tous les citoyens le droit au travail et suscite les conditions qui rendent ce droit effectif. Tout citoyen a le devoir d’exercer, selon ses possibilités et selon son choix, une activité ou une fonction qui concourt au progrès matériel ou spirituel de la société. »
Les membres du TPT semblent bien aller jusqu’au bout de la logique de ce texte fondateur. À moins que… « Une opinion très répandue soutient que le mouvement du Travail pour le travail a été financé par les multinationales afin de créer ceux que, d’un terme un peu trop violent, on nomme “les esclaves 2.0”, c’est-à-dire une armée de réserve à l’échelle mondiale, éloignée de toute forme de relation contractuelle et prête à affronter le sourire aux lèvres n’importe quelle exigence de production. Si l’on en croit les auteurs de cette hypothèse, l’Italie a été choisie comme laboratoire politique de ce nouveau type d’expérience. »
La forte attraction que suscite le récit du Sicilien Daniele Zito, chercheur en technologie informatique et auteur de deux autres romans non encore traduits, repose sans doute sur le parti pris énoncé par la (fausse) préface : « On y trouve sans cesse emmêlées la vérité historique et la vérité romanesque. » On dirait un roman d’anticipation, mais où ce qui se dévoile équivaudrait à des fragments archéologiques à la datation incertaine ; une œuvre résolument au noir, fondée sur la souffrance comme base universelle de l’existence sociale. Alors s’ouvre le vertige d’un abîme sociétal répété à l’infini.