Une journée particulière
Juriste et spécialiste du droit international, Monique Chemillier-Gendreau défend dans Régression de la démocratie et déchaînement de la violence, l’idée selon laquelle la souveraineté, puisqu’elle est accordée aux États, dévoie le concept de droit international. Et favorise la violence contre les peuples.
Pour Monique Chemillier-Gendreau, 84 ans en 2019, grande spécialiste du droit international, choisir une « journée particulière » ne fut pas chose aisée. Quel point de départ préférer, plutôt qu’un autre, pour initier le récit d’une vie et dérouler le fil d’une pensée riche, foisonnante et complexe ? Car Monique Chemillier-Gendreau est depuis toujours sur tous les fronts, de tous les combats, en particulier lorsqu’il s’agit de défendre les peuples, leurs droits fondamentaux et leurs libertés individuelles. La professeure émérite de droit public et de sciences politiques, spécialiste de la théorie de l’État, considère en effet qu’enseigner le droit, que l’on peut considérer comme le prolongement, sinon le bras armé, de la politique, ne dispense ni d’exercer sa pensée critique ni de militer.
On ne peut pas étudier le droit, le disséquer, le décortiquer, sans se demander s’il est bon ou non pour une société, s’il réalise ou non son objectif final, qui est la justice.
Août 1946 : l’ONU, Madagascar et une petite fille sous le soleil de Djibouti
Celle qui plaide régulièrement devant la Cour internationale de justice de l’ONU à La Haye a finalement retenu un jour d’août 1946, au cours duquel, petite fille de onze ans, elle monte à bord d’un bateau militaire, fraîchement reconverti pour le transports de passagers civils, et quitte Madagascar, où elle est née, pour rejoindre la métropole libérée. De cette traversée d’un mois, à travers l’océan Indien, la mer Rouge, le canal de Suez et la Méditerranée, Monique Chemillier-Gendreau se souvient d’une escale à Djibouti, sous un soleil écrasant, d’un palmier de zinc et de longues heures à guetter l’horizon pour apercevoir une escadrille de poissons volants ou le bal de quelques dauphins. Elle se remémore également que c’est de ce voyage et, plus généralement, de son enfance à Madagascar que lui vient le goût du multiple, de la diversité et de la fraternité, aujourd’hui au cœur de son travail intellectuel et de sa pensée. Elle rejoint en ce sens les travaux du poète et penseur Édouard Glissant sur le « Tout-Monde ».
Entre les dangers d’une mondialisation qui uniformiserait tout et la vérité du « Tout-Monde », dans sa diversité, dans l’enrichissement de l’échange dans lequel on ne se perd pas et où l’on rencontre l’Autre, Glissant nous dit la vérité des choses.
Le sentiment de révolte contre l’injustice l’anime par ailleurs depuis cette enfance, marquée qu’elle est par les privilèges que son statut de petite Blanche lui confère et dont ne peuvent pas jouir ses petit·e·s camarades noir·e·s.
Mettre fin à la souveraineté des États
En conséquence, Monique Chemillier-Gendreau insiste aujourd’hui sur la relativité des identités nationales, des frontières, des états. Pour elle, l’identité humaine est première et primordiale et les identités nationales, en raison de la façon aléatoire, hasardeuse, voire arbitraire, dont les états se sont construits et définis, devraient passer au second plan. Il en va de la garantie de la démocratie.
La démocratie, c’est la prise en compte du multiple, de la pluralité d’une société dans sa diversité. C’est pourquoi les démocraties qui prétendent se fonder sur une société homogène ne peuvent pas être des démocraties. C’est incompatible.
Selon elle, la théorie de la souveraineté de l’État, qui confère la souveraineté à une communauté politique (en l’occurrence à l’État) plutôt qu’à une autre (d’échelle inférieure, comme la commune ou la région, ou d’échelle supérieure, comme le continent ou la planète) est incompatible avec l’idée même de démocratie. Il faut, comme elle le développe dans son dernier livre Régression de la démocratie et déchaînement de la violence (Conversations avec Régis Meyran, Textuel, 2019), repenser notre appartenance à chacune de ces communautés politiques, en gardant comme priorité, à chaque échelle, la démocratie, afin de redistribuer les cartes et d’ôter le privilège de la souveraineté aux seuls états.
La souveraineté réduit la diversité des êtres ou des groupes qui composent une communauté politique au « Un » de l’État. On exige des peuples qu’ils se retrouvent dans ce « Un » qui s’exprime par le chef de l’État ou le groupe qui est au pouvoir.
Aujourd’hui, Monique Chemillier-Gendreau plaide pour plus de diversité, plus de fraternité, plus de démocratie. Une exigence qui va de pair avec une meilleure connaissance de l’Autre. Dès lors que l’on approche l’Autre, en effet, les barrières de la xénophobie et du racisme tombent. Mais là, encore, la souveraineté crée un raidissement des états qui va à l’encontre de la nécessité des solidarités et des interdépendances. Comment alors, penser le droit et la coopération internationaux si les institutions internationales ne le permettent pas ? Elle pointe les verrous et les dysfonctionnements au sein de ces institutions (l’Organisation des Nations unies, notamment) qui signent l’échec du droit international et de la possibilité de la paix mondiale.
L’ONU est une organisation aristocratique, pas démocratique.
Vers des jours heureux…
Monique Chemiller-Gendreau, 28 avril 2020, Les invités de Mediapart
Le séisme inédit du Covid-19 est l’occasion que le monde doit saisir pour rompre avec sa destruction amorcée. Il faut saisir cette opportunité pour poser les fondements d’une société mondiale juste et viable. La juriste internationale Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite de droit public et de sciences politiques, soumet à la discussion un document de référence qui fera date.
Quand croît le péril, croît aussi ce qui nous sauve
Hölderlin
Un virus inconnu circule autour de la planète depuis le début de l’année. Péril mortel et invisible, nous obligeant à nous écarter les uns des autres comme si nous étions dangereux les uns pour les autres, il a retourné les tréfonds des sociétés comme on retourne un gant et il a mis au grand jour ce que l’on tentait jusqu’ici de masquer. Sans doute provoque-t-il un nombre important de morts et met-il sous une lumière crue les limites des systèmes de santé des pays développés, y compris les plus riches d’entre eux. Sans doute, ailleurs, expose-t-il les populations de pays plus pauvres à un extrême danger, les contraignant pour se protéger à accomplir une obligation impossible, le confinement. Mais ceci n’est que la surface des choses.
Le gant retourné donne à voir la voie périlleuse dans laquelle le monde se trouve engagé depuis des décennies. En mettant les services hospitaliers sous contrainte budgétaire, là où ils étaient développés, et en les négligeant là où ils sont insuffisants, les responsables politiques affolés se sont trouvés pris de court devant l’arrivée de la pandémie. En France, l’impréparation criante à ce type d’évènements, la liquidation coupable de la réserve de masques, la délocalisation de l’industrie pharmaceutique avec pour seule raison la recherche de profits plus grands, la faiblesse des moyens de la recherche scientifique, mettent le gouvernement en situation d’improvisation. En prenant le chemin du confinement dont il ne sait comment sortir, il s’est engagé dans la voie d’une mise en cause radicale des libertés publiques. S’étant privé des autres moyens de protection de la population, il bénéficie d’un acquiescement forcé de cette dernière. Pour le cas où cet acquiescement manquerait, un discours moralisateur et culpabilisant se déploie. Et pourtant, partout, d’innombrables initiatives contredisent l’individualisme entretenu par le modèle économique et social et témoignent de la permanence de la fraternité entre les humains.
Mais le gant retourné fait apparaître aussi, au moins aux yeux les plus lucides, que la réponse aux enjeux auxquels l’humanité dans son ensemble est en ce moment confrontée, ne saurait être une addition de politiques nationales, encore moins si ces politiques tentent de se mener en vase clos. Il y manquera toujours une part, celle de la communauté des humains qui ne peut refuser plus longtemps de se voir pour ce qu’elle est : une communauté de destin, ce qu’Hannah Arendt nommait une association politique d’hommes libres.
Ainsi, derrière la crise sanitaire qui est au premier plan, avec la crise économique qui s’amorce et la catastrophe écologique en cours, c’est une crise de civilisation qui émerge enfin. Le monde entièrement dominé par le système capitaliste qui ne cesse de creuser les inégalités et de détruire la nature, est aujourd’hui un bateau ivre qui n’a d’autre horizon que son naufrage à travers des violences insoupçonnées.
S’il est encore temps de reprendre les commandes, alors ce séisme inédit est l’occasion que le monde doit saisir pour rompre enfin avec sa destruction largement amorcée et inventer une société entièrement différente. Ainsi, ayant conjuré la terreur de l’inconnu, les peuples danseront de joie sur les décombres du vieux monde qui menaçait de les emporter.
Pour cela, il faut :
– ne pas tricher avec les constats qu’il y a lieu de faire ;
– mesurer les risques d’une sortie de crise orientée à un retour à la situation antérieure ou à d’autres dérives ;
– saisir cette opportunité pour poser les fondements radicalement différents d’une société mondiale juste et viable.
I – Les constats
1° Les deux éléments qui ont été visibles dès le début de la pandémie sont relatifs à la crise hospitalière et à la non maitrise de la production pharmaceutique et de produits sanitaires au sein des États.
Pour ce qui est des hôpitaux et pour ne prendre que l’exemple de la France (pays qui reste parmi les plus favorisés dans ce domaine), la logique libérale a conduit depuis plusieurs années à la fermeture de lits d’hospitalisation et à la tarification à l’activité conduisant à une restriction continue des moyens. La logique managériale des entreprises a contaminé la sphère publique et lui a fait perdre de vue sa finalité, une meilleure santé pour tous.
Pour ce qui est de l’industrie pharmaceutique, élément clef dans la protection de la santé d’une population, elle a été livrée aux intérêts de grands groupes financiers et délocalisée quasi entièrement vers des pays à bas coûts de main d’œuvre.
2° La crise fait apparaître cruellement les inégalités qui marquent toutes les sociétés. Elles ne sont pas de même nature selon que l’on dispose de systèmes de solidarité comme ceux mis en place après la précédente catastrophe mondiale (la Guerre de 1939-45), ou que l’on se trouve dans des sociétés où rien de tel n’existe, ou au seul bénéfice d’un petit nombre, ce qui est le cas des États-Unis d’Amérique, comme de tous les pays dits en voie de développement. Ces inégalités sont aujourd’hui béantes devant le risque de maladie et de mort. Elles vont s’aggraver dans les mois à venir avec les conséquences économiques de la pandémie.
3° Cette pandémie a révélé aussi l’usure des démocraties. Les méfaits de trop de centralisme et d’un système vertical de pouvoir dans un pays comme la France, sont apparus avec l’uniformité des mesures prises sur l’ensemble du territoire. Nécessaires dans les zones les plus touchées, elles ont semblé inexplicables dans d’autres régions moins affectées par le virus. Un État décentralisé comme l’Allemagne a fait face à la pandémie dans de meilleures conditions. Dans bien des pays, la perte de crédibilité des gouvernants a accompagné l’insatisfaction croissante des peuples à l’égard des formes représentatives de la démocratie qui sont épuisées.
4° Les États confrontés à une situation dont ils portent en grande partie la responsabilité, mettent en œuvre des politiques de soutien économique, dirigées soit vers les individus, soit vers les entreprises. Mais ces mesures d’urgence laissent entières des questions à venir : jusqu’où ira ce soutien, notamment lorsque le bilan de la crise pourra être dressé et qu’il fera apparaître des faillites en grand nombre ? S’agira-t-il d’un soutien durable aux activités vitales, telles qu’elles sont apparues si clairement pendant cette crise, ou de la mise sous oxygène des marchés financiers, sans qu’obligation leur soit faite de maintenir et développer ces activités vitales ? Comment sera financé à terme l’immense endettement dans lequel vont se trouver les États ?
5° Le virus a montré sa capacité à se répandre d’un bout à l’autre de la Terre. Et la pandémie a révélé crument le décalage entre l’économie engagée profondément dans la globalisation, notamment avec les délocalisations de productions essentielles conduites à partir de facteurs de pure rentabilité financière et sans tenir compte des coûts sociaux et environnementaux engendrés, et la politique, restée aux mains d’États nationaux. La faiblesse de l’Union Européenne dans cette crise, mais aussi, moins visible, l’échec, plus profond et radical du système des Institutions internationales, l’Organisation des Nations Unies et les organisations satellites qui en dépendent (dont l’Organisation mondiale de la santé), donnent à voir crûment le déséquilibre mortel d’une économie globalisée sans accompagnement d’institutions politiques capables d’imposer le bien-être général et la protection de l’environnement. Ainsi, le renouveau de la coopération internationale, fondé sur la nécessité d’une solidarité mondiale entre tous les humains, sera-t-il, sans aucun doute, au cœur des réflexions à venir.
6° Cette dérive de l’économie hors contrôle politique, a conduit depuis plusieurs décennies le capitalisme à assouvir les exigences de rendement des détenteurs du capital, lesquelles se révèlent illimitées. Le capitalisme qui a été d’abord un capitalisme marchand avant de devenir industriel au XVIIIe siècle, puis financier au XXe, est entré dans une nouvelle phase, celle du capitalisme numérique. Il apparaît clairement qu’il entend saisir l’opportunité de cette crise, pour consolider cette mutation et accroître la rente qu’il retire des activités dans ce domaine et imposer désormais partout le travail à flux tendu. La question est alors de savoir si le système poursuivra sa route en entraînant l’humanité dans une impasse mortelle, ou si un nouveau projet politique de la bonne échelle et avec les bons objectifs peut encore éviter le naufrage.
7° L’argument ayant servi à la dégradation des services publics dans les pays où ils étaient solides et à l’incapacité d’en doter les sociétés où il n’y en a jamais eu, est, uniformément, celui de l’absence d’argent public disponible à cet effet. Mais aucun État n’a réussi à mettre en place une politique efficace contre la corruption et contre l’évasion fiscale, ces fléaux mondiaux. On sait pourtant que c’est dans la lutte contre ces maux que se niche la possibilité de dégager des sommes considérables pour les politiques publiques. Pourquoi l’Union Européenne qui affiche sa volonté de lutte contre les paradis fiscaux, n’a-t-elle pas réussi à éliminer ceux qui dépendent du Royaume Uni lorsqu’il était encore membre de l’Union, ou ceux qui se trouvent à l’intérieur de l’Union (Luxembourg, Irlande, Malte, Chypre) ?
8° Parallèlement, les États, sans exception, y compris ceux parmi les plus pauvres, ont développé des budgets militaires considérables. Dans une partie importante du monde, y compris dans des pays émergents, les économies sont des économies militarisées. Dans de nombreux pays, les polices sont elles-mêmes militarisées. Cette importance d’armements de plus en plus sophistiqués à la disposition de toutes les armées, entretien des conflits auxquels le reste du monde est devenu indifférent en dépit de l’immense détresse infligée aux populations (Syrie, Yémen, Mali, entre autres). Le désarmement pourtant au programme de l’Assemblée générale des Nations Unies, ou la réglementation générale des armements, posée par la Charte des Nations Unies comme l’une des responsabilités du Conseil de sécurité [1], n’ont jamais été pris au sérieux. Les cinq États, membres permanents de ce Conseil, sont les plus grands marchands d’armes. Et le droit international humanitaire développé à travers les Conventions de Genève et bien d’autres textes, reste de nature incantatoire. Enfin, il faut dénoncer dans ces budgets militaires considérables, la place de l’arme nucléaire à laquelle tiennent si farouchement les puissances qui en revendiquent l’exclusivité. Objet d’un consensus politique, ces armes absorbent une part considérable des budgets publics (37 milliards d’Euros sont prévus en France pour la modernisation de ces armements). Contrairement à une doxa partagée, ces armes n’assurent pas la sécurité du monde. Elles le mettent en extrême danger.
9° Enfin, le constat le plus important à retirer du chaos actuel, est celui du lien entre cette crise en apparence sanitaire, et la catastrophe écologique qui en est la source. Sensibles désormais aux changements climatiques perceptibles dans la vie des individus, nos sociétés le sont moins aux bouleversements de la biodiversité. Et pourtant, le dérèglement des écosystèmes et des habitats naturels favorise la transmission des agents infectieux en privant les virus de leurs hôtes habituels ou en les rapprochant des concentrations urbaines. Les monocultures et l’élevage industriel recourent à un nombre toujours plus réduit de variétés et souches, généralisant sur la planète des populations génétiquement très similaires qui augmentent les probabilités de mutation des pathogènes. L’emploi massif de pesticides et d’antibiotiques expose au risque de sélectionner des formes résistantes ou tolérantes aux moyens de lutte disponibles. Et la pandémie en cours n’était imprévisible que pour les gouvernements sourds à tous les avertissements, car elle ne l’était pas pour des chercheurs peu écoutés, travaillant sur la protection de la nature et le changement d’affectation des terres (déforestation, extension des terres agricoles ou des zones urbaines et péri-urbaines, élevages industriels) et inquiets de la destruction de l’autorégulation des écosystèmes. Le problème n’est donc pas seulement de contenir les épidémies, mais aussi d’entraver les processus permettant leur émergence.
II – Les risques ouverts à l’occasion de cette pandémie
1° Le premier et sans doute, le plus grand de ces risques, est celui d’une reprise du cours des choses comme elles allaient jusqu’ici, c’est-à-dire d’une course à la globalisation (à distinguer de la mondialisation) sans frein ni contrôle. C’est alors courir après le même modèle économique productiviste, polluant et non soutenable, la même division internationale du travail, la même culture de la consommation, la même austérité pour les budgets publics, avec la poursuite de la dégradation des services publics de santé et d’éducation, la restriction continue des budgets dédiés à la recherche, au logement, aux transports, à la culture, les mêmes attaques plus ou moins sournoises contre les droits sociaux, le même engouement pour les partenariats publics/privés (PPP) avec leurs conséquences désastreuses à terme pour les finances publiques, la même soumission des États aux intérêts de la finance mondiale, le même effacement de la distinction entre ce qui relève de l’intérêt général et ce qui est sous la logique du profit, et pour les peuples que leur position dans la chaine de production a permis de sortir du sous-développement, la même frénésie de consommation. Le déploiement des industries du numérique et l’extension de leur champ à la suite du confinement des populations (télé-travail, télé-enseignement, contrôle des populations), vont entraîner l’essor des multinationales dans ce domaine, et leur domination sur les vies, déjà perceptible avant 2020, s’accentuera rapidement. Les conséquences de ces tendances sont connues. Nous pouvons donc dresser le tableau de la société qui poursuivrait dans cette voie : reprise de productions à coût carbone élevée, tourisme de masse, commerce international débridé suite à des productions de plus en plus délocalisées, agriculture intensive, déforestation, inertie face aux attaques à l’environnement, creusement toujours plus marqué des inégalités, accroissement des migrations et répression des migrants, recul de la culture, déclin de la science et retour des croyances, perte des libertés et contrôle accru des populations, opérations militaires à coût humain élevé et désastreuses du point de vue de l’environnement.
2° Le second risque est déjà en germe dans nos sociétés. Il est celui d’une exaspération des égoïsmes nationaux avec un renforcement du protectionnisme et du souverainisme qui l’accompagne. Ces termes induisent une grande confusion, car ils laissent croire à des situations « pures » là où la réalité est toujours métissée. Même sous la logique dominante à l’Organisation mondiale du Commerce dont le but est de favoriser une ouverture toujours plus grande des marchés, les États ont continuellement rusé pour protéger leurs économies. L’affichage récent pour plus de protectionnisme n’est que l’aveu de l’échec de toute recherche de l’intérêt mutuel des peuples. Couplé au concept de souverainisme, le retour de faveur pour le protectionnisme n’est dangereux que s’il est pensé à partir des intérêts exclusifs d’une nation, sans prise en considération de celui des autres. L’on sait à quoi ont conduit ces doctrines par le passé avec la mise en concurrence des sociétés jusqu’à leur affrontement. Aujourd’hui, les gouvernements affolés, protègent leurs approvisionnements en médicaments et matériels sanitaires, vont jusqu’à s’emparer parfois sans vergogne de ceux des autres et tournent le dos à l’indispensable solidarité internationale.
Nous avons oublié que ce sont les courants de la philosophie solidariste qui ont, après la Première guerre mondiale, donné naissance à une première tentative d’organisation internationale avec la Société des Nations. Cette ébauche n’a pas survécu à la crise des années 30 et à la militarisation forcenée que cette période a connue et elle n’a pas pu empêcher l’affrontement de la Seconde guerre mondiale. Ensuite, avec la création des Nations Unies en 1945 et des organisations spécialisées, l’on avait cru construire un monde plus solidaire avec des mécanismes multilatéraux de nature, pensait-on, à garantir la paix et la régulation économique et financière. À l’échelle européenne, l’on était allé plus loin en imaginant une intégration qui a permis d’éloigner le spectre des guerres intra européennes. Mais à ces deux niveaux, européen et mondial, il a manqué à ces organisations de devenir représentatives de véritables communautés politiques. L’espace politique est resté national.
Et l’erreur a été de faire coexister le concept de souveraineté compris non comme la légitime autonomie d’un peuple, mais comme l’indépendance absolue d’un pouvoir, avec le projet de construire la paix sur l’interdiction du recours à la guerre et sur le respect de la norme du droit international. Le maintien de cette ambiguïté a conduit à l’affaiblissement des Nations Unies. En appeler au retour des souverainetés, c’est enterrer le multilatéralisme, avec les défauts qui l’ont porté à l’échec, mais aussi avec l’espérance qu’il avait annoncée.
3° Le troisième risque, lié au précédent, est celui d’ouvrir la porte à des modes de gouvernance par les peurs, avec toutes les blessures que cela occasionne à la démocratie. La pandémie s’inscrivant dans le développement des réseaux sociaux, a pour résultat une fragilisation de l’information. Devenue incertaine, celle-ci favorise les angoisses collectives. Ces angoisses sont le meilleur terrain pour laisser s’épanouir les tentations des pouvoirs à se durcir. Le souci de la sécurité prime alors sur celui de la liberté. Et les esprits apeurés ne comprennent pas que l’un et l’autre sont liés. Le monde entier s’est ainsi plié en quelques semaines à la privation de l’une des premières libertés, celle d’aller et de venir [2]. La nécessité de mesures d’urgence vient à point pour tous les pouvoirs exécutifs galvanisés par les métaphores militaires.
III – Les fondements d’une société radicalement différente
Une société mondiale décidée à éviter un effondrement menaçant devra, pour survivre de manière saine et durable à la crise sanitaire en cours, opérer une conversion complète. Longue et difficile, celle-ci peut cependant être féconde si les prémisses en sont posées solidement. Elles le seront si un accord se construit dans les profondeurs des sociétés sur des principes considérés comme intangibles et des institutions aptes à les mettre en œuvre. Ces principes devront être débattus puis partagés aux différents niveaux, national, régional, universel. Devenus communs, ils permettront à l’humanité d’entrer dans la voie d’une communauté politique fondée sur une promesse, celle que les humains se font entre eux de respecter ces principes au bénéfice de tous. Les institutions doivent être de nature libératrice, de manière à offrir à chacun la garantie d’avoir accès à la réalisation de la promesse. L’ensemble doit former un nouveau Pacte mondial permettant de renouveler l’idée de sûreté dans une conception démocratique de la vie sociale, et cela au niveau national comme au niveau mondial.
A – Des principes indérogeables
1° Considérer les droits de l’homme tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que dans les deux Pactes des Nations Unies pour les droits civils et politiques et pour les droits économiques, sociaux et culturels, comme intangibles et comme justiciables devant toutes les juridictions nationales et internationales. Donner la même force aux Conventions de Genève et aux autres textes formant le droit humanitaire en cas de conflit armé, notamment les Traités prévoyant l’interdiction de certaines armes.
2° Parce qu’il n’y a pas de droits pour les uns, sans obligations pour les autres, promouvoir dans de brefs délais une Déclaration universelle des responsabilités humaines, sociales et environnementales qui s’adresserait aux États, aux entreprises, aux organisations internationales et aux personnes physiques. Il s’agit de ne pas se satisfaire du timide mouvement amorcé pour faire reconnaître la responsabilité sociale et environnementale des sociétés multinationales, mais d’impliquer tous les acteurs totalement dans la poursuite d’un intérêt général mondial. Cette Déclaration servirait de référence normative universelle à toutes les juridictions saisies des demandes en réparation de la part des victimes de droits fondamentaux [3].
3° Penser les intérêts de chaque peuple à la lumière d’un intérêt global et considérant la protection de cet intérêt commun de tous les peuples comme le principe fondamental de la société mondiale, mettre les impératifs découlant de la loi du marché en position d’exception. Cela doit conduire par exemple à privilégier les circuits d’approvisionnement les plus courts pour les produits alimentaires ou essentiels. Il s’agit d’inverser le paradigme jusqu’ici dominant et de réintroduire le droit des affaires dans une hiérarchie des normes lui interdisant de contrevenir à des règles de droit public supérieures, celles visant au bien-être des individus et à leur protection ainsi qu’à celle de la nature.
4° Prendre acte de l’interdépendance de tous les peuples et de la nécessité que les relations entre eux soient régies par un droit international permettant la protection des plus faibles et s’imposant aux plus forts dont la souveraineté doit plier devant les exigences de la communauté mondiale.
5° Remplacer la compétition par l’entraide, et considérer les activités concourant au Bien commun (protection de la santé, accès général aux médicaments, à l’eau, protection de l’environnement, recherche scientifique publique, accès de tous à l’enseignement, à un logement décent, aux transports, à la culture, à une information fiable), comme relevant de la protection de l’intérêt général. Les organismes concernés, à l’échelle internationale (OIT) comme nationale, doivent revoir la hiérarchie des métiers (et les rémunérations afférentes) en fonction de l’utilité commune.
6° Mettre en œuvre le désarmement sur la base du principe formulé à l’article 26 de la Charte des Nations Unies (voir par. 8 des constats) et définir quel est le minimum des ressources humaines et économiques du monde qu’il convient d’affecter aux armements qui restent nécessaires, mais seulement dans deux cas : celui où un peuple se trouve en situation de légitime défense ou lorsqu’il doit participer à des opérations de sécurité collective.
7° Dresser la liste des industries polluantes ou dangereuses pour la santé des humains et l’avenir de l’humanité et de la nature, et les interdire sans possibilité de différer. Orienter l’ensemble du transport terrestre international, passagers comme marchandises, vers le ferroviaire. Mettre en place des politiques de reconversion économique de nature à protéger tous ceux qui devraient de ce fait abandonner leur emploi et s’engager dans de nouvelles activités.
8° Réduire les inégalités par l’application universelle de principes de justice fiscale s’imposant à tous les États et les conduisant à écrêter les revenus dès lors qu’ils s’écartent d’un rapport de 1 à 5 entre les revenus les plus bas (il s’agit des revenus garantis) et les revenus les plus élevés.
9° Créer un Fonds mondial de solidarité sanitaire, sociale, écologique et pacifique financé par des mesures fiscales internationales portant sur les transactions financières, sur les revenus des multinationales et sur les activités polluantes. Il aurait pour objectif :
– d’assurer des conditions de mise sur le marché mondial des médicaments indispensables de nature à en permettre l’accès à tous ;
– de soutenir les politiques de reconversion professionnelle nécessaires en application des principes 6 et 7 ;
– d’aider les États dans lesquels les populations ont profité des délocalisations et qui pâtiront d’un retour vers des circuits de production courts ;
– de promouvoir les droits sociaux dans les pays où ils sont insuffisants ou même inexistants, afin qu’ils s’alignent sur les standards les plus favorables ;
– de soutenir chaque État qui se trouve amené, pour protéger l’intérêt général de son peuple, à procéder à des nationalisations ou à des prises de participations publiques.
10° Afin d’assurer l’indépendance des responsables politiques dans leurs prises de décision, et les libérer de l’obsession de la réélection, faire de la règle selon laquelle aucun mandat politique de niveau national ou international ne peut être renouvelable, une norme universelle.
B – Les Institutions
On ne peut ici qu’esquisser ce que seraient des institutions adaptées au projet d’un monde différent. Une réflexion collective permettra de le préciser plus avant. Mais il devra s’inscrire dans les directions suivantes :
1° Acter l’échec des Nations Unies à être représentatives de l’ensemble de l’humanité et l’impossibilité de les réformer en raison d’une part, de leur dérive bureaucratique, d’autre part du verrou mis dans la Charte à toute vraie réforme par la nécessité que celle-ci soit acceptée par les 5 membres permanents du Conseil de sécurité. Et, considérant qu’en dépit de réalisations positives, elles n’accomplissent plus aujourd’hui les buts pour lesquels elles ont été créées, prévoir à terme leur dissolution lorsqu’une Organisation mieux adaptée aux temps présents aura été mise en place.
2° Travailler à la création d’une nouvelle organisation politique universelle (qui pourrait s’intituler Organisation Mondiale des Peuples) qui mettrait en œuvre un nouveau Pacte mondial dont les objectifs seraient la paix, la sauvegarde de la nature et la garantie des droits sociaux universels.
Cette Organisation devra assurer :
a) la reconnaissance des différentes communautés nationales et de leurs compétences autonomes dans la mesure où celles-ci sont compatibles avec le respect du droit international ;
b) un mécanisme de maintien de la paix, inspiré de celui créé par les Nations Unies, mais confié à un Conseil de sécurité composé de membres pleinement égaux entre eux (20 ou 25) élus tous les 3 ans par le Parlement de l’Organisation ;
c) le respect de la réglementation des armements telle que déterminée par Conseil de sécurité et la mise sur pied d’une force d’intervention réellement internationale et intégrée, capable de donner sens à la notion de sécurité collective ;
d) le caractère indérogeable du droit international par les autorités des différents États. Ce droit international comporte le noyau premier des droits de l’homme tels que visés à l’article 1° des Principes ci-dessus, auquel s’ajouteront la Déclaration universelle des responsabilités humaines visée au principe n°2, ainsi que les normes élaborées par le Parlement mondial ;
e) le caractère démocratique de la nouvelle organisation et notamment des procédures d’élaboration de nouvelles normes internationales. Ces procédures reposeront sur un principe de bicaméralisme, le Parlement mondial bicaméral étant composé d’une Assemblée représentants les États et d’une seconde Chambre représentant des forces sociales proprement dites [4]. Tous les textes internationaux d’importance dans le champ social ou écologique devront être votés par ces deux assemblées, à condition d’avoir reçu préalablement l’avis conforme d’un Conseil écologique et social. Ce Conseil sera composé pour moitié de membres désignés pour leur expertise et pour moitié de citoyens du monde tirés au sort.
3° Revoir l’ensemble des Institutions spécialisées du système des Nations Unies qui sont devenues le champ de bataille des rivalités entre grandes puissances et lobbies internationaux. Réintégrer une Organisation mondiale du commerce dans le système universel (l’OMC actuelle ne fait pas partie du système des Nations Unies) et la soumettre aux mêmes conditions que les autres institutions spécialisées : celles-ci devront être dotées de véritables pouvoirs réglementaires exercés selon des procédures démocratiques, les assemblées représentant les États, étant là aussi doublées d’assemblées représentant des forces sociales des secteurs concernés par les buts de l’Institution ; des procédures seront mises en place afin d’éviter les conflits de normes entre les différentes institutions, en assurant toujours la suprématie de la norme la plus favorable aux libertés et aux droits sociaux et environnementaux.
4° Considérer les grandes institutions régionales déjà existantes (Union Africaine, Union Européenne, Organisation des États américains, et autres organisations régionales) comme les relais institutionnels de l’Organisation universelle et mettre en place des procédures permettant la cohérence entre leurs politiques et les buts de l’Organisation universelle.
5° Renforcer la justice internationale, en :
– rendant obligatoire la compétence de la Cour internationale de justice (actuellement, les États ne sont pas obligés d’accepter cette compétence) et de la Cour pénale internationale (aucun État ne pourrait en refusant d’adhérer à son statut, faire en sorte que ses nationaux soient à l’abri de poursuites devant cette instance) ;
– créer une Cour mondiale des droits de l’homme à compétence obligatoire pour tous les États sur le modèle de la Cour européenne des droits de l’homme ;
– créer une Cour constitutionnelle internationale qui serait à même d’apprécier la conformité des Constitutions des États, de leurs lois et de leurs pratiques administratives par rapport à leurs engagements à travers les Pactes internationaux sur les droits de l’homme.
Les principes ci-dessus définis ainsi que l’esquisse de renouvellement des institutions internationales, sont les conditions de la garantie qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Sans doute certains qualifieront-ils ce projet d’utopiste. Mais le rapport de forces n’est défavorable qu’en apparence. La malédiction du Covid 19 se transformera en une opportunité inouïe si elle est l’occasion pour les peuples de la planète dans toutes leurs composantes (professions essentielles et sous-estimées, travailleurs migrants et/ou saisonniers indispensables, chômeurs victimes de fermetures d’usines par des actionnaires cupides, réfugiés condamnés à une non- vie dans des camps, jeunes privés d’avenir, habitants des bidonvilles et des favelhas, minorités opprimées) de surgir dans un espace public planétaire dont ils sont les citoyens pour dire quel monde ils refusent et quel avenir ils exigent. Alors, ils confirmeront que l’utopie n’est pas le rêve impossible d’imaginations débridées, mais plutôt une façon de dessiner ce qui n’est pas encore advenu et qu’il est en leur pouvoir de faire advenir.
Et ce document n’a pas pour ambition de fournir un projet achevé, mais d’ouvrir le débat…. Avec l’espoir que tous ceux qui s’en empareront sauront lui donner vie.
Paris, 37 è jour du confinement,
Monique Chemillier-Gendreau
1. Charte des Nations Unies, Article 26 : « Afin de favoriser l’établissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde, le Conseil de sécurité est chargé, avec l’assistance du Comité d’état-major prévu à l’Article 47, d’élaborer des plans qui seront soumis aux Membres de l’Organisation en vue d’établir un système de réglementation des armements ».
2. Article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. »
3. Voir le projet élaboré par l’Alliance pour un monde responsable et solidaire, et pour des précisions sur ce projet de déclaration, voir Alain Supiot, « Les tâches de l’OIT à l’heure de son centenaire », Revue internationale du travail, vol. 159 (2020), n° 1.
4. Beaucoup de réflexions ont déjà été développées sur ce point, notamment avec l’idée d’une représentation des Parlements ou de la société civile. Cette dernière a pris corps au fil des dernières décennies à travers des expériences diverses : forums sociaux, grandes organisations non gouvernementales internationales, mouvement contre les euromissiles, plate-forme des ONG françaises pour la Palestine, etc ; Il faut maintenant trouver le moyen de donner à ces mouvements une représentation internationale. L’important est de ne pas laisser les représentants des États seuls maîtres des décisions.