Idea.Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art
Erwin Panofsky
Présentation Gallimard : « Ces conférences furent publiées dans le cadre désormais célèbre de l’Institut Warburg. De Platon et Phidias à Michel-Ange et Dürer, Panofsky étudie le trajet de l’idée, élaborée par les anciennes théories de l’art qui ne dissocient pas encore le beau et le bien, jusqu’aux esthétiques qui, avec la Renaissance et le Maniérisme, ont commencé à bouleverser les fondements du beau en s’appuyant davantage sur la volonté et le plaisir. L’origine de la modernité en art est donc contemporaine de ce renversement de sens, bien antérieur à ce qu’indiquent en général les périodisations classiques de l’histoire de l’art. »
Extraits
Le néo-platoniste Plotin a une conception « heuristique » de l’art. Elle s’oppose à la conception « mimétique » de Platon car c’est une idée qu’elle veut imiter, et non pas un objet. Mais le projet, qui est la lutte de la forme contre l’informe (de l’interprétation contre la matière brute), est aussi impossible à atteindre que l’imitation parfaite. La beauté supérieure serait celle où l’Idée s’épargne la chute dans la matière. La beauté immanente à l’art (c’est-à-dire à la matière) reste inférieure.
Si les pensées d’un Raphaël privé de mains ont plus de valeur que les peintures de Raphaël, l’art n’est qu’une allusion au temple secret de la beauté intelligible. La beauté n’est qu’un reflet sur l’eau, comme celui de Narcisse. L’art ouvre au monde des Idées, mais en même temps le voile.éd. 1983, p. 45
Dans l’esthétique néo-platonicienne, chaque manifestation du beau n’est que le symbole insuffisant d’une manifestation supérieure. La beauté réside dans l’esprit de l’artiste, et la plus immense beauté se joue par-delà les âmes.
L’artiste est celui qui fait pénétrer une forme dans une matière rebelle. »éd. 1983, p. 51
Compte rendu du livre par Thomas Lepeltier
Édition traduite de l’allemand par Henri Joly, Préface de Jean Molino, éditions Gallimard (Tel), 1989 [1924].
Revue de livres, juin 1999.
« L’hostilité de PLATON à l’égard des artistes est bien connue. Jugeant l’art à l’aune de sa théorie de la connaissance qui consiste à rechercher l’Idée immuable au-delà de l’apparence sensible, Platon ne pouvait apprécier une activité qui nous ramène justement à ce monde sensible. Au mieux, l’artiste ne peut, à ses yeux, que redoubler inutilement le monde sensible qui n’est qu’une imitation des Idées ; au pire, il engendre d’incertaines et trompeuses apparences qui augmentent la confusion dans notre esprit. Ce qui explique que pour Platon ce n’est pas l’artiste mais le dialecticien qui a pour mission de dévoiler le monde des Idées. Certes, il ne faut pas exagérer cette condamnation de l’art par Platon. Il n’empêche que sa philosophie, à défaut d’être une ennemie déclarée de l’art, est une philosophie étrangère à l’art.
Pourtant, sa théorie des Idées va jouer un rôle fondamental dans l’esthétique des arts plastiques. Par un renversement de son sens, mais en constante référence à Platon, l’Idée en viendra à résider dans l’esprit de l’homme, et il sera alors naturel de la voir se dévoiler de préférence dans l’activité de l’artiste. Ce sont les différentes étapes de cette transformation, de Platon au dix-septième siècle, que nous invite à parcourir Erwin PANOFSKY dans ce livre d’une très grande richesse documentaire.
Le renversement de la théorie platonicienne commence très tôt. Pour CICÉRON, qui pourtant s’y réfère explicitement, l’artiste ne cherche pas à imiter le monde sensible, mais essaye de dévoiler à travers ses oeuvres le modèle parfait de la beauté qui réside dans son esprit. Il a fallu, pour que cette revalorisation de l’art soit possible, d’une part que l’Idée platonicienne descende de son lieu supra-céleste. Puis, d’autre part, sous l’influence d’Aristote pour qui les formes des objets d’art résidaient dans l’esprit de l’homme avant de venir informer la matière, il a fallu que l’Idée en vienne à s’identifier avec la représentation de l’artiste. Mais l’Idée cicéronienne garde de l’Idée platonicienne l’absolue perfection qui permet à l’artiste de rivaliser avec la nature, d’en corriger les imperfections, et donc de la surpasser.
Or, cette conception n’explique pas comment une représentation dans l’esprit de l’artiste peut prétendre à cette absolue perfection. Deux alternatives verront alors le jour pour tenter de résoudre ce problème. Celle de SÉNÈQUE, qui ôte toute perfection à l’Idée de l’artiste. Puis, celle du néoplatonisme, qui confère à l’Idée une légitimité métaphysique. Ainsi, pour PLOTIN, l’artiste est capable, par une intuition intellectuelle, de saisir la beauté suprême, et de l’insuffler dans la matière pour en faire une œuvre d’art. Néanmoins, cette matière représente chez Plotin le mal absolu. C’est pourquoi, paradoxalement, si l’œuvre d’art permet bien d’ouvrir une perspective sur le monde des Idées, elle nous en détourne aussi en étant ancrée dans une matière rebelle à tout principe intelligible. Il en résulte que cette réévaluation métaphysique de l’art conduit finalement à une nouvelle condamnation puisqu’elle prive l’art de toute autonomie propre en situant la beauté au-delà du monde sensible.
La théorie médiévale de l’art s’inscrit dans la sillage du néoplatonisme à ceci près que les Idées deviennent des contenus de la conscience divine. L’artiste était, certes, comparé avec l’intellect divin qui crée le monde à partir des Idées qui lui sont intérieures, mais cette comparaison servait plutôt à faire comprendre la création divine qu’à mettre l’art à l’honneur. Les réflexions sur l’art ne sont en effet dans la scolastique médiévale que des auxiliaires du raisonnement théologique. Si l’artiste opère bien à partir d’une représentation intérieure, l’œuvre d’art ne peut néanmoins faire de l’ombre au désir de connaître Dieu qui de toute façon est le seul à pouvoir véritablement créer.
Avec la Renaissance s’opère de nouveau un tournant dans la théorie de l’art. Par delà le néoplatonisme et la pensée médiévale, la Renaissance renoue avec l’idée que l’œuvre d’art doit être une reproduction fidèle de la réalité. L’artiste doit alors se faire homme de science pour connaître la nature dans sa vérité et pour en donner la représentation la plus exacte. L’Idée ne préexiste plus à l’expérience et n’existe plus a priori dans l’esprit de l’artiste, mais se présente au contraire comme un produit de la connaissance de la réalité sensible. Parallèlement à cette idée d’imitation de la nature, l’art se fixe aussi pour tâche de corriger et de perfectionner cette nature. Mais tout comme l’Antiquité, la Renaissance ne voit pas de contradiction entre ce principe d’imitation et celui de perfectionnement. Cela s’inscrit néanmoins dans une nouvelle vision du monde qui pose l’existence d’une nature extérieure, stable et bien définie, en face d’un sujet conscient de son autonomie et qui cherche dans les lois prédéfinies de l’harmonie les règles de l’art. En renonçant ainsi à une interprétation métaphysique de la beauté, la Renaissance distendait les liens entre le « beau » et le « bien », et préfigurait l’autonomie qu’acquerra trois siècles plus tard l’esthétique.
Mais il faudra auparavant passer par le « Maniérisme » qui rompra avec l’idée d’harmonie et qui fera apparaître une tension entre l’esprit et la nature. Seront ainsi remises en cause la rigidité des règles et la théorie des proportions imposées à l’art, au profit d’une plus grande expressivité. C’est que désormais la contradiction pleinement vécue entre imitation et amélioration détachera l’Idée de la réalité sensible. Conscients qu’elle ne peut être issue de la seule nature, ni recevoir de l’homme son unique origine, les théoriciens maniéristes en viendront à poser la question relative à la possibilité de toute création artistique. La théorie de l’art développera alors toute une spéculation philosophique et verra dans l’Idée une étincelle divine censée permettre à l’homme de produire en lui les formes spirituelles des choses et de les transférer dans la matière par un mouvement analogue à celui de la création divine. Si les théoriciens de la Renaissance, en raison de leur admiration pour la nature, avaient traité l’art et le beau comme des notions empiriques, le Maniérisme redonnera à ces deux notions leur caractère d’a priori métaphysique que l’homme peut saisir grâce à l’intervention directe de Dieu.
Rejetant les artifices du Maniérisme qui n’accordait pas assez d’importance à l’intuition sensible et le naturalisme de la Renaissance qui rendait au contraire difficilement concevable toute amélioration de la nature par l’art, le Néoclassicisme affirmera une volonté d’opérer de manière équilibrée. Si l’artiste doit bien avoir une représentation des Idées afin de corriger les réalités terrestres qui ne sont que des copies déformées de ces même Idées, il ne peut pas les trouver en lui avant toute intuition sensible. Il faut donc que les Idées soient des représentations parfaites des choses, mais qu’elles trouvent leur origine dans l’intuition qu’a l’artiste de la nature. Bref, il faut que l’Idée se transforme en Idéal.
Cette dernière métamorphose de l’Idée que nous relate Panofsky, ainsi que toutes celles qui ont précédé, reflète bien la grande postérité de la théorie platonicienne des Idées, et la non moins grande déformation qu’elle a subie. Comme ce livre nous le montre, il est donc possible d’écrire une histoire raisonnée de la théorie de l’art de l’Antiquité classique au dix-septième siècle. Mais l’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas là : les exemples, citations et références font de ce livre une véritable mine d’information sur les théories de l’art qui se sont succédées. »
Lecture par Olivier Lexa
« Déjà Eugène Green m’avait ouvert une porte sur les correspondances existant entre baroque et symbolisme dans son essai intitulé Présences. En lisant le Manifeste du surréalisme de Breton, je compris que le surréalisme, puis l’art conceptuel, n’étaient que des surgeons du symbolisme – lui-même issu de l’idéalisme allemand – lui-même issu du néoplatonisme, etc. Mais pourquoi personne ne m’avait parlé d’Idea ? Parce que Panofsky – exception faite, peut-être, de La Perspective comme forme symbolique – n’est plus à la mode, et ce depuis longtemps déjà.
Ce qui réunissait tous les artistes qui m’inspiraient, c’était leur opposition à toute forme de réalisme et leur aspiration à une autre réalité, indicible, supérieure – une forme d’« idéalisme », terme certes galvaudé mais étymologiquement significatif. Dans Idea, Panofsky énonce le chemin parcouru dans l’histoire par l’interaction entre la notion d’idea dans la psychè de l’artiste et son résultat dans l’œuvre d’art. Dans le premier chapitre de l’essai, consacré à l’Antiquité, l’auteur relate comment cette idea platonicienne descend de son « lieu supra céleste » afin de résider dans l’esprit de l’artiste. Le chapitre suivant porte sur la période médiévale, caractérisée par la christianisation des esprits et s’inscrivant naturellement dans le sillage du néoplatonisme : les « idées » sont alors considérées comme immanentes à l’esprit divin. Si un certain parallélisme se manifeste entre le Dieu créateur et l’artiste qui crée des formes à partir d’une représentation intérieure, le Moyen-Âge ne voit dans l’œuvre d’art que « la projection dans la matière d’une image intérieure ». C’est avec la Renaissance (chapitre III) que s’opère une mutation radicale dans la théorie de l’art. Ce qui deviendra un problème pour la théorie ultérieure est, à la Renaissance, résolu avant d’être posé : on ne voit alors aucune contradiction entre le principe de l’imitation fidèle de la nature et le principe d’une beauté parfaite et « surnaturelle » présente dans l’esprit de l’artiste avant d’être réalisée dans l’œuvre. Il existe une harmonie préétablie entre le sujet et l’objet, entre la beauté et l’exactitude, entre l’idée et l’expérience, grâce à la présence de lois universelles – la perspective, les proportions – qui fondent la correspondance entre les deux sphères. La perfection consiste en un va-et-vient qui mène des « idées » au modèle naturel et du modèle naturel aux « idées ». Au XVIe siècle, le maniérisme (chapitre IV) marquera une rupture avec la Renaissance : l’harmonie se désagrègera pour faire place à une tension croissante entre le génie et les règles, entre l’esprit et la nature. La notion d’idea évoluera dans ce sens ; elle désignera l’idée de l’artiste en opposition à l’imitation de la nature, creusant ainsi un abîme entre le sujet et l’objet.
On retrouve, dans Idea, un schème dialectique qui éclaire l’histoire de la théorie de l’art : la Grèce représente l’objectif, le Moyen Age le subjectif, enfin la Renaissance opère la synthèse subjectif-objectif, qui n’est pas encore théorisée mais pose les fondements sur lesquels s’édifiera la théorie de l’art à l’époque moderne.
L’« idée d’Idea » vient d’une conférence intitulée « Eidos et eidolon : le problème du Beau et de l’Art dans les dialogues de Platon » donnée par Cassirer alors qu’il travaille à sa grande œuvre, La Philosophie des formes symboliques (1923-1925). Le point de départ de sa réflexion est le suivant : d’un coté, toute l’esthétique est, en un sens, d’inspiration platonicienne, mais, en même temps, la métaphysique de Platon semble rendre impossible une authentique philosophie de l’art. Il y a en effet depuis Platon une opposition fondamentale entre l’eidos, la forme-idée séparée de la réalité sensible, et l’eidolon, l’image, qui appartient à un monde sensible divers, soumis au devenir, domaine de la simple opinion. L’opposition est surmontée, selon Cassirer, dans l’ordre de la nature, mais réapparait dans le domaine de l’art avec plus de force encore, car, au mieux, la peinture ne fait que redoubler inutilement les apparences sensibles et, au pire, lorsqu’elle devient illusionniste, elle trompe le spectateur en donnant à ce qui n’est pas l’apparence de ce qui est. L’artiste, en créant des images fantastiques, les présente comme images originaires, substitue à l’eidos, forme et concept, la notion confuse d’idéal, dont l’ambiguïté provient de ce qu’il n’appartient ni au monde du sensible ni au monde de l’intelligible. Il n’y a donc pas d’esthétique ou de philosophie de l’art proprement platoniciennes, et le Beau, qui occupe une place essentielle dans son système, n’a rien a voir avec l’art : il s’agit d’un Beau abstrait, fondé sur la perfection de l’ordre et de la mesure mathématiques. Si Platon refuse et condamne l’art, c’est pour sa dimension « mimétique » et parce qu’il échappe à la réflexion et constitue une menace : il est la preuve que le concept ne s’est pas encore totalement libéré de l’image et du sensible et que la philosophie n’a pas encore réussi à les intégrer dans ses constructions.
Cependant, la philosophie de Platon contient les germes qui permettront le développement d’une théorie de l’art : ceux-ci se trouvent dans la théorie de l’amour, grâce à laquelle la tradition néo-platonicienne dégagera la notion d’énergie créatrice comme médiation entre le sensible et l’intelligible. L’essai de Panofsky prend explicitement la suite de la conférence de Cassirer et en prolonge les suggestions en poursuivant l’enquête et en étudiant les transformations de la théorie de l’art de Platon à la Renaissance, au maniérisme et au néoclassicisme. Il souligne combien le néoplatonisme enfante l’esthétique interdite par Platon :
Plotin s’est en effet délibérément élevé contre les attaques que Platon formule à l’endroit de l’« art mimétique » : « Si quelqu’un dédaigne les arts sous prétexte que leur activité se réduit à imiter la nature, il faut lui déclarer d’abord une bonne fois que les choses de la nature imitent aussi autre chose ; on doit savoir aussi que les arts ne se contentent pas de reproduire le visible, mais qu’ils remontent aux principes (logoï) originaires de la nature ; on doit savoir en outre que les arts donnent et ajoutent beaucoup d’eux-mêmes lorsque l’objet représenté est défectueux, c’est-à-dire imparfait, car ils possèdent le sens de la beauté. Phidias a créé son Zeus sans imiter rien de visible, mais il lui a donné les traits sous lesquels Zeus serait lui-même apparu s’il avait voulu se montrer à notre regard. » [Plotin, Ennéades, V, 8, 1.]Erwin Panofsky, Idea, éd. 1989, p. 39
Dans Idea comme dans tout son œuvre, l’iconologue Panofsky emprunte un itinéraire précurseur en asseyant ses démonstrations sur des analogies entre des éléments a priori antinomiques par nature ou éloignés dans le temps. Il annonce ainsi certaines pages de Levi-Strauss et l’utilisation par Foucault de la notion d’épistémè :
On la saisit en prenant connaissance de ces principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base d’une nation, d’une période, d’une classe, d’une conviction religieuse et philosophique — particularisés inconsciemment par la personnalité propre à l’artiste qui les assume – et condensés en une œuvre d’art unique.
Erwin Panofsky, Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, 1967, p. 20
Panofsky marche ainsi dans les pas de son maître Aby Warburg, qui avait remis en cause une certaine théorie de l’histoire de l’art s’efforçant de définir les « styles » et de les faire entrer dans des catégories. Warburg concevait l’artiste en tant que créateur déterminé par une réaction à l’« esprit de son époque ». Il mettait ainsi en évidence une forme de tension schizophrénique de la culture, source de conflits intenses entre des forces contradictoires – pulsions déraisonnées, volonté d’émancipation – qui tiraillaient notamment l’homme de la Renaissance. Dans sa thèse sur La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli (1893), Warburg avait formulé ses propositions inaugurales pour l’iconologie ; il préconisait une interprétation du contenu symbolique des représentations abolissant l’opposition entre analyse de la forme et étude du contenu. S’opposant aux schématismes de l’histoire politique et d’une certaine doctrine du génie en vigueur au XIXe siècle, il instituait une conception interdisciplinaire de l’histoire culturelle basée sur l’idée d’une non-disjonction des domaines de la stylistique et de la psychologie historique.
Étonnamment, la pensée de Warburg a mis près d’un siècle à franchir la frontière française. Ainsi, le premier essai publié en français sur l’œuvre de l’historien date de 1998 ; on le doit à Philippe-Alain Michaud [Aby Warburg et l’image en mouvement]. On y comprend notamment qu’à travers sa mise en relation de l’art florentin de la Renaissance avec les rites initiatiques du Nouveau-Mexique, Warburg annonçait le structuralisme. En croisant les disciplines au service d’un discours non conformiste recourant au hiatus, l’historien a créé ce que Robert Klein et Giorgio Agamben appellent une « science sans nom » [Robert Klein, La Forme et l’intelligible, 1970, p. 224 et Giorgio Agamben, « Aby Warburg et la sicence sans nom » in La Puissance de la pensée. Essais et conférences, 2011]. Disciple de Warburg, Erwin Panofsky développe sa notion d’harmonisation des opposés : idée et représentation, sujet et objet, beauté et expression. Sa démarche cesse notamment de faire dériver l’individuel du collectif et les goûts des intérêts sociaux.
Rapidement jugée obsolète par la majorité des historiens de l’art, l’iconologie panofskyenne a sans doute été victime de son éloignement des préoccupations d’ordre formel relatives aux qualités plastiques des œuvres, au profit de réflexions portant sur leur contenu et sur ses significations conceptuelles – symboliques, philosophiques, culturelles et sociétales. Les textes de Panofsky sont connus pour leurs analogies littéraires parfois improbables, au détriment de références propres à d’autres domaines de la création – dont le théâtre et la musique. Si les analyses synchroniques visibles dans son œuvre et dans celle de son maître Aby Warburg annonçaient certaines approches dominantes dans l’après-guerre, en France Henri Focillon et ses disciples condamnèrent pour des décennies, au moins parmi les historiens de l’art, leurs dérives analogiques et leur subordination à la pensée néokantienne. Ainsi, la première traduction française d’un ouvrage de Panofsky a été publiée en 1967 (un an avant sa mort) par un sociologue, Pierre Bourdieu [Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, trad. et postface Pierre Bourdieu, Paris, Editions de Minuit, 1967.] – dont la théorie des champs doit beaucoup à l’iconologie –, et la première traduction de Warburg en 1990 par une philosophe, Sibylle Muller (les traductions suivantes ne datent que des années 2000).
L’iconologie est une démarche ; les résultats qu’elle a produits chez Panofsky ne sont qu’une possibilité parmi d’autres. Les essais de l’historien de l’art posent des questions nouvelles et ouvrent des portes demeurées longtemps closes. De ce fait, la nécessité des croisements disciplinaires qu’il formule dans L’œuvre d’art et ses significations (1955) invite à des prolongements au-delà de la sphère littéraire qu’il a lui-même privilégiée :
[Imaginons] deux voisins qui auraient droit de chasse sur le même terrain, mais dont l’un possèderait le fusil et l’autre les munitions. Les deux parties seraient bien avisées de se rendre compte qu’il leur est nécessaire de collaborer. On a dit à juste titre que si la théorie n’entrait pas par la grande porte dans une discipline empirique, elle y pénétrerait comme un fantôme par la cheminée, en mettant le mobilier sens dessus dessous. Mais il n’est pas moins vrai que si l’histoire n’entre pas par la grande porte d’une discipline théorique traitant du même ordre d’objets, elle envahit la cave comme une horde de souris et ronge les fondations.
Erwin Panofsky, « L’histoire de l’art est une discipline humaniste » in L’Œuvre d’art et ses significations, 2015, p. 71
Après l’iconologie d’Aby Warburg et Erwin Panofsky et l’« histoire de l’art intégrale » d’André Chastel ; après l’approche structuraliste de la théorie de l’art d’après Claude Levi-Strauss, l’utilisation de la notion d’épistémè selon Michel Foucault ou la « théorie des champs » de Pierre Bourdieu – ces trois dernières ayant vivement influencé la pensée de l’art dans les dernières décennies –, nous vivons actuellement une époque d’atomisation des courants de pensée induite par les successives remises en cause de ces mouvements. « Après les raz de marée idéologique, humanitaire, religieux qui cherchent à voiler et à revêtir l’horreur hurlante de ce temps […], je sens l’essor d’une curiosité enfin réadressée à quelque chose qui lui est inconnu », écrit Pasqual Quignard [Rhétorique spéculative, 1997, p. 19]. Les concepts s’étant libérés de leur ancrage idéologique, des phénomènes de mode et de leurs remises en question circonstancielles, le temps ne serait-il pas venu de les libérer de leurs enracinements académiques ? »