Introduction
« De façon violente, recourant aux armes et à la terreur, Al-Qaida a proclamé la guerre sainte, le djihad, contre l’Occident, les chrétiens et les juifs, contre le « matérialisme » du mode de vie occidental, contre les humiliations et l’exploitation que les Occidentaux avaient fait subir pendant des décennies aux centaines de millions de musulmans, et il menace également de mort tous les musulmans qui, de par le monde, s’en font les complices ou les partenaires. Or, au cœur de cette lutte, parmi les motivations de la « résistance » des musulmans, il en est une qui remet en cause directement l’une des valeurs centrales, l’un des principes fondamentaux des sociétés occidentales, la séparation du politique et du religieux, la sécularisation de l’État, la liberté pour chacun de pratiquer telle religion ou de ne pas en avoir. Cette séparation de l’État et de la religion avait également été au principe des régimes socialistes, à cette différence près que le marxisme dont ils se revendiquaient, baptisé matérialisme « scientifique », avait été transformé en quasi-religion d’Etat imposée à tous, à l’école, à l’usine, sur les stades. » (p. 22)
« La liste serait longue (et n’est certainement pas close) des massacres et des destructions commis au nom de l’ « essence » éternelle d’un groupe humain, de la volonté de ce groupe de « purifier » la société de tout ce qui contredit, insulte, humilie, agresse son essence. Bien entendu, lorsqu’un groupe humain se voit interdire l’accès à l’école, à la propriété du sol, au métier des armes ou aux plus hautes fonctions politiques parce qu’il est juif ou chrétien, ou encore parce qu’il est noir, le fait d’être juif ou le fait d’être noir est l’aspect de leur identité qui passe, aux yeux des autres, mais aussi à leurs propres yeux, au premier plan, refoulant les autres à l’arrière-plan, réordonnant et subordonnant toutes les autres identités que recèle chaque groupe humain et chaque individu.
« Or […] la plupart des ethnologues, ainsi d’ailleurs que la plupart des historiens, ont souligné à satiété qu’ il n’existe par d’essence « éternelle » de tel peuple ou de tel groupe humain, que l’identité d’un groupe est toujours le produit d’une histoire particulière, une « construction » historique, qu’elle est toujours plurielle, ouverte sur des emprunts possibles. Or, ces emprunts, s’il ne sont pas imposés de l’extérieur, sont habituellement choisis et intégrés dans une configuration culturelle qu’ils modifie mais qui les modifie à son tour et leur donne un sens et un caractère nouveaux.
[…] Bien entendu, cette approche n’empêche pas de reconnaître que, dans certains contextes historiques, des groupes qui vivaient depuis des décennies en relative bonne intelligence avec d’autres se ferment sur eux-mêmes, mettent en avant tel aspect d’eux-mêmes parce qu’il révèlerait une identité fondamentale, celle qui est supposée leur donner à eux seuls, dans le présent et pour l’avenir, des droits d’accès exclusifs à certaines ressources. En général, les traits que les gens mettent en avant pour définir leur identité sont ceux qui témoignent d’une part d’eux-mêmes qui plonge loin dans le temps, le fait d’être les premiers occupants d’un lieu ; le fait d’être sunnites et non chiites, etc.
statut de dhimmi sous le califat abbasside, convivencia d’Al-Andalus.
Dans la vie des gens ordinaires, les problèmes d’identité ne sont pas d’ordre théorique, comme suspendus à une définition abstraite que des historiens ou des anthropologues, en remontant aux sources, en recoupant les faits, pourraient considérer comme plus ou moins adéquate ou fictive. À leurs yeux, l’identité qu’ils revendiquent ne peut être que « vraie », « réelle » car c’est à leurs yeux grâce à elle qu’ils vivent l’existence qu’ils mènent, et c’est en son nom qu’ils agissent pour l’améliorer. Comment leur identité pourrait-elle être « fausse » ? D’un autre côté, aucun groupe ni aucun individu ne peut se définir par rapport à lui-même mais toujours par rapport à d’autres du même sexe ou de l’autre sexe, de la même religion ou d’une autre religion. C’est pourquoi aucune identité n’est fermée sur soi, close sur elle-même.
Le monde dans lequel l’anthropologue exerce aujourd’hui son métier n’est pas seulement caractérisé par les deux mouvements connexes et inverses que je viens d’évoquer, l’intégration de toutes les économies au sein du système capitaliste mondial (qui s’accompagne d’une diffusion massive de l’idéologie libérale, selon laquelle la propriété privée est au fondement de la société quand l’individu en constitue sa base) et, d’autre part, la multiplication des États-nations, anciens ou nouveaux, qui ont une influence très inégale sur l’évolution du monde contemporain et sont soumis de façon plus ou moins étroite à plus puissants qu’eux (en tête desquels les États-Unis, qui exercent désormais une hégémonie politique sur le reste du monde, hégémonie qu’ils justifient en se proclamant les premiers défenseurs de la Démocratie et des droits de l’homme, ces derniers étant avant tout définis comme attachés aux individus en tant que personnes plutôt qu’aux membres d’une communauté particulière, ethnique, religieuse ou autre).
Car, et c’est la troisième dimension de l’état du monde d’aujourd’hui, la plupart des 191 États qui siègent au sein de l’ONU ne jouissent pas (ou plus) de la souveraineté qui était celle de beaucoup d’Etats au XIXe – ou au début du XXe siècle. Les organisations internationales telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’OMC, les entreprises transnationales, l’expansion internationale des sectes et des mouvements religieux, les flux migratoires et les diasporas de toutes sortes, les 20 000 organisations non gouvernementales sont autant de forces qui interviennent, de façons diverses, au sein même de nombreux Etats et sociétés locales. » (p. 27-28)
« Il faut continuer à déconstruire l’anthropologie et les sciences sociales jusque dans leurs derniers recoins, leurs dernières évidences. Mais pour chaque évidence déconstruite et ayant perdu sa force et son statut de vérité, il faut tirer de la critique les moyens de reconstruire une autre représentation des faits, un autre paradigme qui tienne compte des complexités, des contradictions jusque-là ignorées ou négligées. C’est dans cette voie de la déconstruction-reconstruction que je me suis engagé depuis des années, et ce livre présente quelques-uns des résultats obtenus par ce moyen.
Ces résultats contestent quelques-unes des « vérités » ethnologiques instituées et qui furent célébrées pendant des décennies comme des évidences scientifiques. Citons, parmi ces vérités célébrées, les thèses suivantes : 1. Les sociétés sont fondées sur l’échange, des échanges de personnes et des échanges de biens, et ceux-ci revêtent deux formes : échanges de marchandises ou échanges de dons et de contredons. 2. Les rapports de parenté et la famille sont au fondement de la société, particulièrement dans les sociétés sans classes et sans État qu’on appelait autrefois « primitives ». 3. Un homme et une femme produisent des enfants en s’unissant sexuellement. 4. Les rapports économiques constituent la base matérielle et sociale des sociétés. 5. Le symbolique l’emporte toujours sur l’imaginaire et le réel.
Face à ces thèses, voici les conclusions que j’ai moi-même tirées de mes analyses :
- À côté des choses que l’on vend et de celles que l’on donne, il en existe qu’il ne faut ni vendre ni donner, mais qu’il faut garder pour les transmettre, et ces choses sont les supports d’identités qui survivent plus que d’autres au cours du temps (chapitre 1).
- Il n’existe pas, et il n’a jamais existé, de sociétés fondées sur la parenté. Les rapports de parenté, et encore moins la famille, ne sauraient constituer le lien qui unit différents groupes humains de manière à faire société (chapitre 2).
- Nulle part, dans aucune société, un homme et une femme n’ont jamais été pensés comme suffisants pour faire un enfant. Ce qu’ils fabriquent ensemble, ce sont des fœtus que des agents plus puissants que les humains, des ancêtres, des dieux, Dieu, transforment en enfant en les dotant d’un souffle et d’une ou plusieurs âmes (chapitre 3).
- La sexualité humaine est fondamentalement « a-sociale’= ». Le corps sexué des hommes et des femmes fonctionne dans toute société comme une sorte de machine-ventriloque qui exprime et légitime les rapports de force et d’intérêt qui caractérisent la société, non seulement dans les rapports entre les sexes mais dans les rapports entre les groupes sociaux qui la composent – clans, castes ou classes (chapitre 4).
- Tous les rapports sociaux, y compris les plus matériels, contiennent des « noyaux imaginaires » qui en sont des composantes internes, constitutives, et non des reflets idéologiques. Ces « noyaux imaginaires » sont mis en œuvre par des « pratiques symboliques » (introduction, chapitre 5).
- Les rapports sociaux qui font d’un ensemble de groupes humains et d’individus une « société » ne sont ni les rapports de parenté, ni les rapports économiques, mais ceux qu’en Occident on qualifie de « politico-religieux » (chapitre 6). » (p. 38-40)
« À examiner les faits de plus près, j’ai constaté que c’est seulement quand les rapports sociaux politico-religieux servent à définir et à légitimer la souveraineté d’un certain nombre de groupes humains sur un territoire dont ils pourront ensuite exploiter séparément ou collectivement les ressources qu’ils ont la capacité de faire de ces groupes une société. » (p.41-42)
« (…) un autre fait majeur s’est imposé à moi : la présence et l’importance, au cœur de tous les rapports humains, de quelque nature qu’ils soient (politiques, religieux, économiques) de noyaux de « réalités imaginaires » en tant que composantes essentielles de ces rapports, leur donnant sens et s’incarnant dans des institutions et des pratiques symboliques. Ce sont eux qui leur confèrent une existence sociale manifeste, ainsi que le statut de « vérités, d’ « évidences ». […]
L’imaginaire, c’est de la pensée. C’est l’ensemble des représentations que les humains se sont faites et se font de la nature et de l’origine de l’univers qui les entoure, des êtres qui le peuplent ou sont supposés le peupler, et des humains eux-mêmes pensés dans leurs différences et/ou leurs représentations. L’imaginaire, c’est d’abord un monde idéel, fait d’idées, d’images et de représentations de toutes sortes qui ont leur source dans la pensée. Or, comme toute représentation est en même temps le produit d’une interprétation de ce qu’elle représente, l’Imaginaire est l’ensemble des interprétations (religieuses, scientifiques, littéraires) que l’Humanité a inventées pour s’expliquer l’ordre ou le désordre qui règne dans l’univers ou dans la société, et pour en tirer des leçons quant à la manière dont les humains doivent se comporter entre eux et vis-à-vis du monde qu les entoure. Le domaine de l’Imaginaire est donc bien un monde réel mais composé de réalités mentales (images, idées, jugements, raisonnements, intentions) que nous appellerons globalement des réalités idéelles qui, tant qu’elles sont confinées dans l’esprit des individus, restent inconnues de ceux qui les entourent et ne peuvent donc être partagées par eux et agir sur leur existence.
Le domaine du Symbolique, c’est l’ensemble des moyens et des processus par lesquels des réalités idéelles s’incarnent à la fois dans des réalités matérielles et des pratiques qui leur confèrent un mode d’existence concrète, visible, sociale. C’est en s’incarnant dans des pratiques et des objets qui le symbolisent que l’Imaginaire peut agir non seulement sur les rapports sociaux déjà existants entre les individus et les groupes, mais être aussi à l’origine de nouveaux rapports entre eux qui modifient ou remplacent ceux qui existaient auparavant. L’Imaginaire n’est pas le Symbolique, mais il ne peut acquérir d’existence manifeste et d’efficacité sociale sans s’incarner dans des signes et des pratiques symboliques de toutes sortes qui donnent naissance à des institutions qui les organisent, mais aussi à des espaces, à des édifices, où elles s’exercent. » (p.43-44)
« Le fait de souligner le caractère imaginaire (pour nous) de ces représentations et de ces pratiques symboliques ne doit pas faire oublier leurs conséquences sociétales n’étaient, elles, ni imaginaires ni purement symboliques. Les paysans qui cultivaient la terre et avaient la charge de produire suffisamment pour nourrir non seulement leur famille mais également le personnel des temples et des palais, ainsi que les dieux auxquels chaque jour des offrandes étaient faites, se trouvaient bien entendu comme tout être humain endettés dès leur naissance vis-à-vis du pharaon qui leur avait donné le souffle et la vie, mais ils lui devaient aussi de voir revenir chaque année l’eau du Nil chargée du limon qui engraissait le sol qu’ils cultivaient. C’est cette dette qui donnait sens et légitimité aux obligations qui pesaient sur les paysans de se soumettre à diverses corvées pour construire routes, temples et palais, et pour livrer chaque année une part de leurs récoltes à ceux qui gouvernaient l’Égypte au nom du pharaon. Or, les obligations vis-à-vis d’un dieu peuvent susciter un certain consentement de la part de ceux qui se les voient imposer et rendre ainsi moins nécessaire, plus limité, le recours à la force pour les gens qui les accomplissent.
« C’est cette dette qui donnait sens et légitimité aux obligations qui pesaient sur les paysans de se soumettre à diverses corvées […] les obligations vis-à-vis d’un dieu peuvent susciter un certain consentement de la part de ceux qui se les voient imposer et rendre ainsi moins nécessaire, plus limité, le recours à la force pour les gens qui les accomplissent. »
C’est donc toute la question des rapports entre violence et consentement dans la genèse et la perpétuation des rapports de domination et d’exploitation caractéristiques des sociétés inégalitaires qui se trouve à la fois posée et éclairée par le jeu des liens entre l’Imaginaire et le Symbolique dans la production des rapports sociaux. » (p. 45)
« C’est donc toute la question des rapports entre violence et consentement dans la genèse et la perpétuation des rapports de domination et d’exploitation caractéristiques des sociétés inégalitaires qui se trouve à la fois posée et éclairée par le jeu des liens entre l’Imaginaire et le Symbolique dans la production des rapports sociaux. »
« Contrairement à Claude Lévi-Strauss, qui affirmait le primat du Symbolique sur l’Imaginaire et sur le Réel [« Les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, le signifiant précède et détermine le signifié », dans Introduction à l’œuvre de Mauss], je pense que c’est l’Imaginaire partagé qui, dans le court comme dans le long terme, maintient en vie les symboles. Mais, pris ensemble, l’Imaginaire et le Symbolique n’épuisent pas le contenu des réalités sociales que les humains produisent et reproduisent au cours de leur existence. Car des rapports sociaux, quels que soient leurs contenus d’idéalités imaginaires et leurs dimensions symboliques, se construisent pour répondre à des enjeux qui, eux, ne sont pas seulement imaginaires ni purement symboliques.
Ces enjeux peuvent s’expliciter en une série de questions auxquelles les sociétés donnent, chacune, des réponses particulières qui peuvent ou non converger dans les lieux et l’époque. En voici quelques-unes. Qui, dans une société, peut communiquer avec les ancêtres, les esprits et les dieux ? Pourquoi et comment ? Qui a accès à l’usage du sol ou à d’autres ressources matérielles dont les membres de la société en question se servent pour produire leurs conditions matérielles d’existence ? Pourquoi et comment ? Qui peut exercer une autorité sur les autres, pourquoi et comment ? » (p.48-49)
« […] quelles que soient ses qualités littéraires, un texte ethnographique n’est jamais un texte « littéraire », c’est-à-dire susceptible d’autant d’interprétations que de lecteurs (ou de spectateurs). […] La première raison est qu’à la différence des personnages de Sophocle ou de Shakespeare, le Kula existait bien avant l’arrivée de Malinowski à Kiriwina et a continué d’exister après sa mort, puis d’évoluer jusqu’à nos jours. La seconde raison est que personne ne saurait compléter ou corriger l’œuvre d’un Sophocle ou d’un Shakespeare après sa mort, je l’ai dit, tout simplement parce que le monde qu’ils ont décrit n’a jamais existé que par eux. » (p. 67-68)
Kula, Turbojugend.
Des choses que l’on donne, des choses que l’on vend et de celles qu’il ne faut ni vendre ni donner, mais garder pour les transmettre
« Il est d’ailleurs important de remarquer que, dans les récits qui relatent les circonstances dans lesquelles tel objet a été donné aux ancêtres mythiques des hommes et des femmes réels d’aujourd’hui, ces ancêtres apparaissent à la fois plus puissants et plus faibles que leurs descendants. Plus puissants parce qu’eux avaient la capacité de communiquer en permanence directement avec les dieux et de recevoir de leurs mains des dons, mais aussi plus faibles, parce que ces premiers hommes ne savaient encore rien faire de ce que savent faire les hommes d’aujourd’hui – ni chasser, ni cultiver la terre, ni se marier, ni initier leurs enfants – et qu’ils ont tout reçu des dieux. L’objet sacré se présente donc comme une synthèse « matérielle » des composantes imaginaires et symboliques présentes dans les rapports qui organisent les sociétés réelles. Car l’enjeu de l’Imaginaire est du Symbolique est toujours réel socialement, je l’ai rapporté. Ainsi chez les Baruya, à l’issue de leurs rites et au nom de leurs mythes, les femmes se retrouvent réellement, et non pas seulement symboliquement ou imaginairement, séparées de la propriété de la terre, de l’usage des armes, et de l’accès aux dieux, mais aussi de l’usage de leurs corps, de leurs désirs.
Dans cette perspective, on pourrait faire l’hypothèse que le monopole des objets sacrés, des rites et des autres moyens imaginaires d’accéder aux puissances qui contrôlent le cosmos et la société, a dû sociologiquement et chronologiquement précéder les différentes formes de contrôle exclusif des conditions matérielles de l’existence sociale et de la production de la richesse que sont la terre et ses ressources, ou les individus et leur force de travail. […] Je ne veux pas dire, pour autant, que la religion fut à l’origine des rapports de castes ou de classes qui se sont instaurés dans de nombreuses régions du monde depuis la fin des temps néolithiques. Mais il me semble que la religion a pu fournir les modèles de représentation et de légitimation de nouvelles formes de pouvoir là où certains groupes sociaux et leurs représentants commençaient à s’élever très au-dessus des autres et s’efforçaient de légitimer, par une origine différente, leur positon dans une société devenue différents. L’Inca ne se présentait-il pas comme le fils du Soleil ? Et Pharaon comme un Dieu vivant parmi les hommes ?
Pour en terminer avec la nature des objets sacrés, je voudrais suggérer qu’il faudrait aller plus loin encore et comprendre qu’ils constituent un témoignage extrême de l’opacité nécessaire à la production et à la reproduction des sociétés. Dans l’objet sacré, les hommes qui l’ont fabriqué sont à la fois présents et absents, présents mais sous une forme telle que celle-ci dissimule le fait que les hommes sont à l’origine même de ce qui les domine et de ce à quoi ils rendent culte. C’est la même relation que les hommes entretiennent vis-à-vis de l’argent lorsque celui-ci fonctionne comme un capital, comme de l’argent qui rapporte de l’argent, et paraît donc capable de s’autoreproduire par lui-même, de s’engendrer lui-même indépendamment des hommes qui l’ont produit. » (P. 96-98)
« Car les hommes ne vivent pas seulement en société, comme les primates et autres animaux sociaux, mais ils produisent la société pour vivre. Et il me semble que, pour produire une société, il faut combiner trois bases et trois principes. Il faut donner certaines choses, il faut en vendre ou en troquer d’autres, et il faut toujours en garder certaines. Dans nos sociétés, vendre et acheter sont devenus l’activité dominante. Vendre, c’est séparer complètement les choses des personnes. Donner, c’est toujours maintenir quelque chose de la personne qui donne dans la chose donnée. Garder, c’est ne pas séparer les choses des personnes parce que dans cette union s’affirme une identité historique qu’il faut transmettre, du moins jusqu’à ce qu’on ne puisse plus la reproduire. C’est parce que ces trois opérations – vendre, donner et conserver pour transmettre – ne sont pas les mêmes que les objets se présentent selon ces trois contextes soit comme des choses aliénables et aliénées (des marchandises), soit comme des choses inaliénables mais aliénées (les objets de don), soit comme des choses inaliénables et inaliénées (par exemple, les objets sacrés, les textes de loi). » (p.99)
héritage, marchandise, propriété privée.
Nulle société n’a jamais été fondée sur la famille et la parenté
[…] dans toutes les sociétés, y compris celles qui sont hiérarchisées en castes ou en classes comme la société romaine antique, les rapports politico-religieux enveloppent et intègrent les rapports et les groupes de parenté dans une unité plus vaste qu’il faut reproduire en tant que telle. Mais les choses ne sont pas aussi simples pour ce qui concerne le rôle des rapports économiques dans le processus de formation d’une société. Et ceci, précisément, parce qu’il existe en gros deux grandes catégories de sociétés : les sociétés où il n’existe pas de division sociale du travail, mais où celui-ci se répartit différemment entre les sexes et les générations, et les sociétés qui pratiquent une véritable division sociale du travail en vertu de laquelle certains groupes sociaux ne participent pas directement à la production et se consacrent entièrement à d’autres fonctions sociales, exercées au bénéfice de tous, telle la caste des brahmanes en Inde – qui a pour charge d’accomplir les sacrifices aux dieux et déesses, ou celle des Kshatrya, caste guerrière au service des Raja, des rois. Mais le problème est évidemment que, si certains groupes ne participent pas du tout à la production de leurs propres conditions matérielles d’existence, il faut bien que d’autres le fassent pour eux.
« il existe en gros deux grandes catégories de sociétés : les sociétés où il n’existe pas de division sociale du travail, mais où celui-ci se répartit différemment entre les sexes et les générations, et les sociétés qui pratiquent une véritable division sociale du travail en vertu de laquelle certains groupes sociaux ne participent pas directement à la production et se consacrent entièrement à d’autres fonctions sociales, exercées au bénéfice de tous […]. Mais le problème est évidemment que, si certains groupes ne participent pas du tout à la production de leurs propres conditions matérielles d’existence, il faut bien que d’autres le fassent pour eux. »
Ceci a pour conséquence que ceux qui assument cette tâche produisent en quelque sorte deux fois, et pour eux-mêmes et pour ceux qui ne produisent pas. Il faut donc qu’ils produisent régulièrement un surplus par rapport à leurs besoins pour que les autres castes ou classes continuent d’exister matériellement. Avec ces sociétés, nous ne sommes plus dans le cas de figure des Baruya, dans la mesure où les rapports sociaux qui organisent la production et la distribution des biens et des services sous-tendent désormais toute la société et lient entre elles, socialement mais aussi matériellement, toutes les castes. Si les paysans et les castes d’artisans cessaient de produire pour les autres pendant un an ou deux ans, la base matérielle de hiérarchie sociale s’effondrerait et entraînerait la disparition de l’architecture globale de la société.
On aperçoit combien diffèrent la place et le rôle de l’économie au sein d’une société comme celle des Baruya et au sein d’une société de castes. Chez les Baruya, un clan peut toujours rompre ses liens avec sa tribu et s’intégrer dans une autre tribu où il survivra, à condition toutefois qu’on lui accorde, en plus de la protection, des terres et des territoires de chasse. Son départ ne mettra pas en cause l’existence de la société. Mais si la caste des paysans cesse de produire pour d’autres, la société est atteinte dans sa reproduction globale. Notons que la redistribution sociale des produits du travail peut se faire sans échange marchand, par prélèvement direct, par obligation tributaire par exemple. Il faut, das ce cas, que les castes dirigeantes, sans pour autant participer au procès de travail, contrôlent les conditions mêmes de la production – la terre, la force de travail des autres et, bien entendu, la redistribution des produits de ce travail .On a vu ainsi émerger et se développer dans l’histoire des économie « globales » sans que les échanges marchands y tiennent une place dominante.
On pourrait, dans ces conditions, avancer une hypothèse un peu surprenante dans sa formulation. Dans les sociétés comme celle des baruya, les rapports économiques sont en quelque sorte plus « étroits » que la société puisqu’ils n’en connectent pas tous les individus et tous les groupes. Les échanges marchands y sont ponctuels, servent à se procurer ce que les lignages ne produisent pas, et ces échanges ne concernent que les lignages et non pas toute la société. Ce n’est pas le cas lorsqu’une économie de marché se développe et assure l’essentiel des produits et des services utiles à la reproduction de la société. En Europe, par exemple, à partir du développement du commerce international et de l’expansion mondiale de l’Occident au XVIe siècle, l’économie marchande a créé tout à la fois des marchés nationaux et des marchés internationaux pour se développer. La production capitaliste exigeait en effet qu’on mette fin aux barrières douanières intérieures aux sociétés, entre provinces d’un même État par exemple, barrières liées au système féodal. Il lui fallait, pour se développer, conquérir tout l’espace national pour la circulation et la diffusion des marchandises? L’Europe a donc connu une époque, qui s’achève sous nos yeux, où l’économie nationale correspondait pour une large part aux frontières de la société nationale et en constituait la base matérielle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, où toutes les productions, ou presque, sont tournées vers un marché mondial et où les entreprises visent des marchés qui débordent les frontières des nations. Pour le dire sous une forme plus légère, on pourrait dire que l’économie chez les Baruya était une activité trop étroite pour assurer le fonctionnement de la société, tandis qu’aujourd’hui l’économie capitaliste de plus en plus globalisée est trop large pour coïncider avec les frontières d’une seule société. » (p. 123-126)
« l’économie chez les Baruya était une activité trop étroite pour assurer le fonctionnement de la société, tandis qu’aujourd’hui l’économie capitaliste de plus en plus globalisée est trop large pour coïncider avec les frontières d’une seule société. »
« Si de nouvelles formes d’organisation de la société, comme les classes ou les castes, si de nouvelles formes de pouvoir, comme l’État ou l’Empire, sont apparues, elles furent le produit de l’évolution des rapports politiques et rituels qu’elles remplacèrent, et non pas celui de l’évolution des rapports des systèmes de parenté qui les avaient précédés. Non pas que les systèmes de parenté ne transforment pas l’histoire, mais ce n’est pas au sein des rapports de parenté que gisent les forces et les contradictions qui changent en profondeur les configurations globales des sociétés. » (p. 126)
N’est-ce pas aussi une question de dimension de la société concernée (superficie du territoire, population) ?
« There is no such thing as a society »
Margaret Thatcher
Il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant
« Les différentes cultures qui distinguent les sociétés humaines sont autant de réponses différentes à des questions existentielles fondamentales qui se posent à toute société et à toutes les époques. »
« Les différentes cultures qui distinguent les sociétés humaines sont autant de réponses différentes à des questions existentielles fondamentales qui se posent à toute société et à toutes les époques. On peut regrouper ces questions autour de cinq chaînes de thèmes, qui se recoupent en de multiples points. Les voici :
- Quels sont et quels doivent être les rapports des humains avec l’invisible, les ancêtres, les esprits, les dieux ?
- Quelles sont les formes et les figures du pouvoir, des pouvoirs qui sont exercés dans les sociétés ? Pourquoi, par qui sont-elles pensées comme légitimes, ou au contraire comme illégitimes ?
- Qu’est-ce que naître, vivre et mourir ?
- Quelles sont les formes de richesse, les formes d’échange et éventuellement de monnaie qui existent dans la société ?
- Comment chaque société pense-t-elle la nature qui l’environne et agit sur elle ? » (p.128-129)
Comment un individu se constitue en sujet social
« Depuis des millénaires, la sexualité humaine s’est donc émancipée du cycle de la reproduction naturelle et de son contrôle direct par la nature. Parmi les biologistes, personne pourtant n’est vraiment capable d’expliquer quand et comment s’est réalisée la perte, non de l’œstrus, mais de ses signes extérieurs, s’ils existaient chez la femelle humaine. Jean-Didier Vincent suggère que cette « perte » serait liée au développement du cerveau et à la cérébralisation de toutes les fonctions corporelles. Quoi qu’il en soit, l’être humain marche au cerveau, à la représentation cérébrale, donc à la stimulation intérieure plus qu’à la stimulation extérieure. Et de ce fait, la sexualité fonctionne davantage à la représentation et au fantasme qu’à « la réalité ».
Mais la sexualité humaine ne tire pas seulement son caractère spécifique et unique d’être une sexualité généralisée, polymorphe et polytrope. Elle est marquée aussi par le fait qu’en elle peuvent potentiellement se disjoindre entièrement, et s’opposer, deux formes qu’elle revêt nécessairement : la sexualité-désir et la sexualité-reproduction. Or, si la sexualité-reproduction possède un sens social évident, dans la mesure où elle permet la reproduction des individus et donc, à travers eux, des groupes qui composent une société, et finalement de la société elle-même, la sexualité-désir, elle, n’a pas de sens social propre, et elle peut servir tout autant à renforcer l’ordre social qu’à le détruire. Car tout ordre social est en même temps un ordre sexuel et un ordre entre les sexes. C’est d’ailleurs parce que le désir n’a pas de « sens social » propre que la menace qu’il fait peser sur l’ordre social est à son comble dans le désir incestueux. Si ceci est vrai, l’évolution de la sexualité humaine aurait abouti à faire de la sexualité un risque permanent et une menace portée contre la reproduction de la société (et plus précisément contre les rapport de coopération, de responsabilité d’autorité qui s’instituent entre les sexes et les générations).
C’est probablement dans cette direction que Freud réfléchissait lorsque, d’une part, il soulignait que le désir sexuel « isole » les individus plus qu’il ne les associe, et que l’amour se présente comme une « passion égoïste », et que, d’autre part, dans Malaise dans la culture, il prenait une vue plus vaste encore de la sexualité humaine, en liant l’apparition d’institutions majeures, comme la religion et la morale, à la nécessité de réprimer et de refouler la sexualité.
[…] je dirai qu’il n’est pas de société possible, et donc pas de sujet, d’acteur social, d’individu capable de produire et de reproduire sa société, sans que s’accomplisse d’une manière ou d’une autre ce qu’on peut désigner métaphoriquement comme un sacrifice social, à la fois individuel et collectif, d’une part de la sexualité humaine. Ce sacrifice est nécessaire, et cette nécessité fait donc loi dans toutes les sociétés et à toutes les époques. » (p. 200-203)
Comment des groupes humains se constituent en société
« Les rapports sociaux qui avaient permis aux Baruya de se constituer en une nouvelle société, et assuré ensuite sa reproduction jusqu’à nos jours, étaient d’ordre politico-religieux. Car ce qui était en jeu dans les initiations était d’établir comment la société devait être gouvernée, par qui et pourquoi, et l’ordre et la hiérarchie qui devaient y régner, ce qui suppose que l’on attribue à chacun (et à chacune) selon son sexe, son âge et son clan, mais aussi selon ses capacités individuelles un rôle et une place dans le fonctionnement de la société. » (p. 216)
« La question posée ici est donc, formulée de façon générale, celle-ci : quels sont les rapports sociaux – de quelque nature qu’ils soient, politiques, économiques, religieux, de parenté – qui ont la capacité de rassembler et d’unir en un Tout qui leur confère une identité supplémentaire, globale et commune, un certain nombre de groupes humains et d’individus qui, de ce fait, se mettent à former une « société » aux frontières connues sinon reconnues par les sociétés qui la voisinent ?
Ces groupes humains peuvent être de nature très diverse (clans, « maisons », ordres, castes, classes, groupes ethniques ou religieux) et un individu appartient habituellement à plusieurs groupes, qui lui confèrent chacun une ou plusieurs identités spécifiques. C’est à ces identités particulières que s’ajoute l’identité commune, globale, qui s’attache aux individus du fait qu’ils appartiennent à la même « société », à un même Tout. » (p. 217-218)
« Les rapports politiques et religieux n’ont la capacité de fabriquer de nouvelles sociétés que lorsqu’ils servent, dans des contextes sociologiques (et donc historiques) particuliers, à établir la souveraineté d’un certain nombre de groupes humains sur un ou plusieurs territoires dont ils revendiquent d’exploiter les ressources et d’en contrôler les habitants. » (p. 220)
« Les rapports politiques et religieux n’ont la capacité de fabriquer de nouvelles sociétés que lorsqu’ils servent, dans des contextes sociologiques (et donc historiques) particuliers, à établir la souveraineté d’un certain nombre de groupes humains sur un ou plusieurs territoires dont ils revendiquent d’exploiter les ressources et d’en contrôler les habitants. »
« En décembre 1975, la Papouasie-Nouvelle-Guinée est devenue un pays indépendant. Mais les Baruya n’ont pas pour autant récupéré pour autant leur ancienne souveraineté sur leur territoire. Devenus, sans l’avoir demandé ni voulu, citoyens d’un Etat indépendant et d’une nation en formation, ils ont certes acquis de nouveaux droits et de nouveaux devoirs, mais n’ont pas récupéré le droit de se faire justice eux-mêmes ou d’attaquer leurs voisins et de s’emparer de leur territoire. Leur société n’a certes pas disparu et sa population s’est même accrue, mais de société autonome qu’elle était avant l’arrivée des Européens, elle s’est transformée finalement en un « groupe tribal local » partie d’un vaste groupe « ethnique », les Anga, figurant sur la liste du recensement des centaines de groupes linguistiques et ethniques de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui, désormais, sont censés former une « nation ». En perdant à jamais leur souveraineté sur les montagnes et les rivières, mais aussi sur leurs propres personnes, les Baruya ont cessé de former une société. Leur tribu s’est transformée en une « communauté tribale » soumise au pouvoir d’un Etat, une institution totalement étrangère à leur histoire et leurs façons de penser et d’agir.
On voit ce que signifie un territoire. Un territoire, c’est un ensemble d’éléments de la nature (des terres, des fleuves, des montagnes, des lacs, éventuellement une mer) qui offrent à des groupes humains un certain nombre de ressources pour vivre et se développer. Un territoire peut être conquis par la force ou hérité d’ancêtres qui l’avaient conquis ou se l’étaient approprié sans combattre, s’ils étaient venus à s’établir dans des régions vises d’autres groupes humains. Les frontières d’un territoire doivent être connues, sinon reconnues, des sociétés qui occupent et exploitent les espaces voisins. Dans tous les cas, un territoire doit toujours être défendu par la force, la force des armes matérielles et de la violence organisée, mais aussi la force des dieux et autres puissances invisibles dont les rites sollicitent l’aide pour affaiblir ou anéantir les ennemis. » (p. 222-223)
méga-bassines
« La séparation du politique et du religieux est un fait récent dans l’histoire de l’humanité, et qui n’est pas pensable ou acceptable dans beaucoup de sociétés. En Europe, il aura fallu attendre les critiques des philosophes des Lumières, puis la Révolution française, pour que prenne sens et force l’idée de dissocier le politique du religieux, et pour que se mette en marche le processus de sécularisation de l’État. Pour la première fois, cessait localement de se reproduire un processus attesté depuis les temps historiques les plus anciens – et l’on pourrait choisir Sumer comme point de repère : l’union, voire la fusion sous des formes multiples, du politique et du religieux. » (p. 224)
« Comment donc des croyances religieuses et des rites peuvent-ils contribuer à établir la souveraineté d’un groupe humain sur un territoire et être l’une des conditions de la naissance d’une nouvelle société ? Ils le peuvent à plusieurs titres. D’une part, les mythes et les récits qui constituent le contenu des croyances fournissent en général une explication de l’origine de l’univers et de l’homme, mais aussi des rapports qui, au terme d’un certain nombre d’événements imaginaires, se sont mis en place entre toutes les composantes de l’univers (les dieux, les hommes, les plantes, les animaux, les montagnes, la mer). Les religions offrent ainsi un fondement cosmique à l’ordre social. » (p. 225)
« Bien entendu, cette investigation en suggère une autre, à laquelle je ne me livrerai pas ici, et qui porterait sur l’origine d’une institution que l’on ne rencontre précisément que dans les sociétés divisées en ordres ou en classes et qui est l’instrument par lequel beaucoup d’entre elles, mais pas toutes, exercent leur souveraineté : l’État [Je me contenterai ici de suggérer que l’apparition de différentes formes d’État fut probablement liée, dans certains cas, à des contextes particuliers dans lesquels le gouvernement et l’administration d’une grande chefferie ne pouvaient plus être assumés directement par le chef suprême et les membres de sa parenté en coopération avec les chefs des groupes locaux qui étaient leurs subordonnées et leur étaient souvent liés par des mariages. De telles situations ont pu être à l’origine de la nécessité de disposer d’un groupe social composé d’individus sans lien de parenté avec le chef suprême et les familles de la haute aristocratie tribale, qui se substituèrent plus ou moins complètement aux chefs des groupes locaux pour administrer ceux-ci directement au nom du chef suprême et de ceux qui lui étaient proches. Mais la création d’une telle administration n’a pas dû aller sans résistance de la part des chefs locaux ainsi dépouillés d’une partie de leur autorité et de leurs pouvoirs sur leurs dépendants. Elle supposait donc que le pouvoir central disposât des forces armées nécessaires pour l’imposer aux chefs locaux et à leurs subordonnés, et mater leur résistance et éventuellement leur rébellion.].
« cette investigation en suggère une autre,[…] qui porterait sur l’origine d’une institution que l’on ne rencontre précisément que dans les sociétés divisées en ordres ou en classes et qui est l’instrument par lequel beaucoup d’entre elles, mais pas toutes, exercent leur souveraineté : l’État.
L’État, une institution qui, hier encore, était inconnue de centaines de sociétés d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et d’une partie de l’Amérique précolombienne.
Reprenons l’analyse. Ce qui a profondément transformé certaines sociétés, et modifié le cours de leur histoire, est l’apparition en des lieux différents et à des époques différentes de groupes humains qui ont commencé à consacrer pleinement leur existence et leur temps à l’accomplissement de fonctions sociales qui légitimaient à la fois à leurs yeux, et aux yeux des autres groupes composant avec eux une société, d’une part, leur droit de ne plus produire eux-mêmes leurs conditions concrètes d’existence et, d’autre part, celui de contrôler l’accès des autres membres de la société aux conditions mêmes de la production des moyens matériels de leur existence sociale, et en fin leur droit de s’approprier l’usage de leur force de travail ainsi qu’une partie des biens et services produits par le travail.
« Ce qui a profondément transformé certaines sociétés, et modifié le cours de leur histoire, est l’apparition en des lieux différents et à des époques différentes de groupes humains qui ont commencé à consacrer pleinement leur existence et leur temps à l’accomplissement de fonctions sociales qui légitimaient à la fois à leurs yeux, et aux yeux des autres groupes composant avec eux une société, d’une part, leur droit de ne plus produire eux-mêmes leurs conditions concrètes d’existence et, d’autre part, celui de contrôler l’accès des autres membres de la société aux conditions mêmes de la production des moyens matériels de leur existence sociale, et en fin leur droit de s’approprier l’usage de leur force de travail ainsi qu’une partie des biens et services produits par le travail. »
Quelles sont donc les fonctions sociales dont l’exercice a engendré et légitimé en même temps des inégalités entre les groupes et les individus inconnues des sociétés tribales sans classes et sans État ? Il s’agit de fonctions religieuses et de fonctions politiques. Les fonctions religieuses impliquent la célébration des rites et des sacrifices pour coopérer avec les dieux et les ancêtres au bien-être des humains. Les fonctions politiques concernent le gouvernement de la société, le maintien d’un ordre social pensé comme fondé dans l’ordre de la nature et du cosmos, mais elles engagent également la défense de la souveraineté de la société sur son territoire contre des groupes voisins qui désireraient l’abolir. Bref, les rapports politiques sont toujours liés à l’exercice de la violence à l’intérieur ou à l’extérieur de la société, et ce besoin a parfois donné naissance à des groupes spécialisés dans l’exercice de cette violence, les guerriers. » (p. 236-238)
« les rapports politiques sont toujours liés à l’exercice de la violence à l’intérieur ou à l’extérieur de la société »
« En fait, l’exercice de ces fonctions religieuses et politiques est apparu au cours de l’histoire, et dans de nombreuses sociétés, comme une activité bien plus importante pour tous les membres d’une société que les activités plus modestes et aux résultats manifestes que sont les diverses activités productrices des conditions matérielles de l’existence sociale des humains – l’agriculture, la pêche, la chasse. Le « travail avec les dieux » des chefs et des prêtres ne devait-il pas apporter à tous prospérité et protection contre les malheurs ?
Dans une société sécularisée, est-ce le rôle de l’État d’apporter prospérité et protection ? Si c’est désirable, n’est-ce pas un risque (d’évoluer vers une religion de l’État quelle qu’en soit la forme) ? Ou s’agit-il seulement de « gérer » comme Raymond Barre ?
C’est pour ces raisons fondamentales que les gens du commun, qui n’étaient ni des prêtres ni des puissants, se vivaient eux-mêmes comme endettés de façon irréversible vis-à-vis de ceux qui leur procuraient les bienfaits des dieux et les gouvernaient. Dette pour leur existence, leur subsistance, la survie de leurs enfants. Dette telle que, ce qu’ils donnaient en retour, leur travail, leurs biens, leur vie même, à ceux qui les gouvernaient (des dons qui nous apparaissent aujourd’hui comme des « corvées », des « tributs », bref, des « exactions »), ne pouvait jamais être, à leurs yeux, fût-ce l’équivalent de ce qu’ils avaient reçu et continueraient de recevoir s’ils restaient à leur place et en remplissaient les obligations. Paradoxe de rapports sociaux inégaux entre des groupes humains, des ordres ou des classes, où ce sont les dominants qui paraissent donner plus que ce que leur donnent ceux qu’ils dominent.
Notre analyse nous conduit à conclure que l’émergence des classes et des castes fut le produit d’un processus sociologique et historique qui a impliqué à la fois le consentement et la résistance de ceux auxquels la formation de ces nouveaux groupes sociaux dominants faisait peu à peu perdre leurs anciens statuts et repoussait vers le « bas » de la société et de l’ordre cosmique. Consentement, parce que le partage du même univers de représentations imaginaires de forces qui dirigent le cosmos pouvait faire espérer à tous prospérité et protection grâce aux activités rituelles et de commandement d’une minorité désormais totalement séparée de toute activité matérielle. Résistance, parce que le prix à payer fut, pour le plus grand nombre, de renoncer progressivement à tout contrôle sur les conditions mêmes de leur existence et sur leur propre personne. Et quand la résistance fit obstacle au consentement, le processus de formation des classes s’enraya et ne reprit sa dynamique que par le recours à la violence de la part des dominants et des gouvernants pour briser cette résistance. » (p. 240-241)
« l’émergence des classes et des castes fut le produit d’un processus sociologique et historique qui a impliqué à la fois le consentement et la résistance de ceux auxquels la formation de ces nouveaux groupes sociaux dominants faisait peu à peu perdre leurs anciens statuts et repoussait vers le « bas » de la société et de l’ordre cosmique. Consentement, parce que le partage du même univers de représentations imaginaires de forces qui dirigent le cosmos pouvait faire espérer à tous prospérité et protection grâce aux activités rituelles et de commandement d’une minorité désormais totalement séparée de toute activité matérielle. Résistance, parce que le prix à payer fut, pour le plus grand nombre, de renoncer progressivement à tout contrôle sur les conditions mêmes de leur existence et sur leur propre personne. Et quand la résistance fit obstacle au consentement, le processus de formation des classes s’enraya et ne reprit sa dynamique que par le recours à la violence de la part des dominants et des gouvernants pour briser cette résistance. »
Quels vecteurs de consentement dans une société capitaliste ? Position sociale issue du mérite, de l’effort, du travail – récit qui permet le consentement aux inégalités de classe ? Propriété privée comme fondement de la sécurité individuelle, et l’héritage comme levier pour sécuriser la descendance ? Disparition des rites initiatiques ? Quelle échelle est pertinente ? Service militaire, baccalauréat, entrée à l’école.
« Démocratie », « droits de l’homme », « valeurs », les symboles et rites d’une société dont l’imaginaire est grippé, l’idée n’étant plus en ligne avec l’affect/l’expérience vécue ?
Faute de consentement, résistance et violence ?
Conclusion
« Dans toutes les sociétés, les individus qui les composent tiennent sur eux-mêmes et sur les autres des discours qui légitiment ou contestent les places que les uns et les autres occupent dans la société. Habituellement, les uns et les autres puisent leurs arguments dans des systèmes de représentation compris par tous et auxquels le plus grand nombre adhère. Bien entendu, se représenter sa propre place dans la société n’est possible qu’à la condition de se référer à celle des autres.
[…] C’est précisément à ce point, dans la confrontation entre les représentations et les jugements que les acteurs portent sur eux-mêmes et sur les autres, que se situent le lieu et la source des divergences d’interprétation et des conflits potentiels entre acteurs sociaux et observateurs. Ces divergences ne sauraient être ramenées à la confrontation entre ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, entre le vrai et le faux. Tout simplement parce que les jugements portés par les acteurs sur les autres et sur eux-mêmes constituent pour eux un enjeu social, renvoient consciemment ou non à des intérêts et à des rapports de force, et comportent donc, de ce fait, une part de vérité existentielle. Mais chacun sait d’expérience que les individus et les groupes ne disent pas toujours ce qu’ils font réellement, et ne font pas toujours ce qu’ils disent, et que cette opacité est précisément nécessaire à la production-reproduction de leurs rapports sociaux. De ce fait, les vérités existentielles avancées et défendues par les acteurs sociaux sont construites en laissant dans le non-dit ou le non-pensé tout un ensemble d’aspects du fonctionnement de leur société, qui font partie de la réalité qu’ils vivent mais sont consciemment ou inconsciemment laissées en marge de leurs interprétations. » (p. 248-249)
« Ces divergences ne sauraient être ramenées à la confrontation entre ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, entre le vrai et le faux. Tout simplement parce que les jugements portés par les acteurs sur les autres et sur eux-mêmes constituent pour eux un enjeu social, renvoient consciemment ou non à des intérêts et à des rapports de force, et comportent donc, de ce fait, une part de vérité existentielle. Mais chacun sait d’expérience que les individus et les groupes ne disent pas toujours ce qu’ils font réellement, et ne font pas toujours ce qu’ils disent, et que cette opacité est précisément nécessaire à la production-reproduction de leurs rapports sociaux. »
« On voit donc que l’opacité qui accompagne la production et la reproduction de nos conditions matérielles et sociales d’existence est, pour une large part, l’effet des représentations que les individus et les groupes se font de l’origine des rapports qu’ils entretiennent entre eux, ainsi qu’avec la nature qui les entoure et sur laquelle ils agissent matériellement et idéellement (par des rites et des pratiques symboliques de toutes sortes). Quant aux vérités existentielles qui sont lumière pour les acteurs et donnent sens à leurs actions, elles contribuent à cette opacité dans la mesure où elles expriment et masquent à la fois les régimes de pouvoir qui, dans toute société, existent entre les individus (selon le sexe, l’âge, l’appartenance sociale) et entre les groupes. » (p. 252)
« Mon dernier mot sera pour rappeler les liens qui unissent la naissance des sciences sociales et l’apparition des régimes démocratiques, républicains ou monarchiques, qui s’affirmèrent en Europe et en Amérique du Nord à l’issue des formidables bouleversements des sociétés et des mentalités qui traversèrent et conclurent le XVIIIe siècle. Il faut rappeler, deux siècles après leur disparition, l’audace et l’apport dans les domaines des sciences et de la politique qui furent ceux des penseurs du siècle dit des Lumières. Ils ont osé avancer l’idée que tous les régimes de pouvoir exercés ou subis par les hommes au cours de l’histoire n’avaient eu ni les dieux ni la nature pour origine mais étaient le fruit des pensées, des actions et des intérêts des hommes eux-mêmes.
« [Les penseurs du siècle dit des Lumières] ont osé avancer l’idée que tous les régimes de pouvoir exercés ou subis par les hommes au cours de l’histoire n’avaient eu ni les dieux ni la nature pour origine mais étaient le fruit des pensées, des actions et des intérêts des hommes eux-mêmes. »
[…] Ils ont osé formuler l’idée que le pouvoir pouvait cesser d’être exercé par une minorité au sein des sociétés – comme il l’avait toujours été -, et qu’on devrait un jour le faire partager par un plus grand nombre, et même par le plus grand nombre [Je n’ignore pas pour autant le côté sombre des Lumières, (…)].
Oui, les sciences sociales et la démocratie ont partie liée. Elles se sont affirmées ensemble il y a deux siècles à peine, et en Occident. Ce qui confirme bien que, sans la liberté de prendre distance par rapport aux principes et aux valeurs de sa propre société, il n’y a pas de connaissance scientifique possible de ce que les hommes ont fait et font d’eux-mêmes en produisant de nouveaux rapports sociaux, autrement dit leur histoire, c’est-à-dire l’Histoire. » (p. 275-276)
« sans la liberté de prendre distance par rapport aux principes et aux valeurs de sa propre société, il n’y a pas de connaissance scientifique possible de ce que les hommes ont fait et font d’eux-mêmes en produisant de nouveaux rapports sociaux, autrement dit leur histoire, c’est-à-dire l’Histoire. »