53 œuvres qui m’ébranlèrent le monde – Bernard Marcadé – Partie 1 : Fantasmes de l’origine

Image mise en avant : Lucio FontanaConcetto Spaziale, Attese, 1968. Acrylique sur toile, 65 x 80 cm
« Mes entailles sont par-dessus tout une expression philosophique, un acte de foi dans l’infini, une affirmation de spiritualité. Quand je m’assois devant l’un de mes tagli, […] je me sens un homme libéré de l’esclavage de la matière, un homme qui appartient à la grandeur du présent et du futur. » (1962) Le terme Attesa [Attente] désigne à la fois la concentration maximale de l’artiste dans la préparation de son geste, et la contemplation par lui-même de la surface monochrome fendue, comme image de l’infini.


Gustave Courbet – L’Origine du monde, 1866
[1819-1877]


Huile sur toile, 46 x 55 cm, Paris, musée d’Orsay

« Dans le cabinet de toilette du personnage étranger auquel j’ai fait allusion, on voyait un petit tableau caché sous un voile vert. Lorsque l’on écartait le voile, on demeurait stupéfait d’apercevoir une femme de grandeur naturelle, vue de face, extraordinairement émue et convulsée, remarquablement peinte, reproduite con amore, ainsi que disent les Italiens, et donnant le dernier mot du réalisme. Mais par un inconcevable oubli, l’artisan, qui avait copié son modèle sur nature, avait négligé de représenter les pieds, les jambes, les cuisses, le ventre, les hanches, la poitrine, les mains, les bras, les épaules, le cou et la tête… »
Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris (1878)

« Inter faeces et urinam nascimur. »
Saint-Augustin

« Ton sexe est le point le plus sombre et le plus saignant de toi-même. Tapi dans le linge et la broussaille, il est lui-même une sorte de moitié d’être ou d’animal. »
Georges Bataille

Les Gorges de la Loue, 1864
La Femme au perroquet, 1866
Le Sommeil, 1866


Constellation

Edouard ManetOlympia, 1863

Marcel DuchampEtant donnés: 1° la chute d’eau, 2° le gaz et l’éclairage, 1946-1966 (peep-show avant la lettre, dévoilé après sa mort en 1968)
Auguste Belloc – photographie pour le stéréoscope, vers 1860 (type de photographies collectionnées par Courbet, destinées à être regardées grâce à un dispositif stéréoscopique – deux oculaires dotés de miroirs associant deux images et permettant la vue en 3 dimensions)

Valie ExportGenital Panik, 1969
Betty TomkinsFuck Paintings
Série inaugurée en 1969, peintures ayant pour sujet unique des sexes masculins et féminins, cadrés serrés, en noir et blanc et réalisés à partir de magazines pornographiques
Jean-Luc MoulèneLes Filles d’Amsterdam, 2004
série de 13 tableaux photographiques représentant 13 prostituées

Nobuyoshi ArakiBondages, 2008
« A peine sorti du vagin de ma mère, je me suis retourné pour le photographier »


Pablo Picasso – Les Demoiselles d’Avignon, 1907
[1881-1973]


Huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm, coll. The Museum of Modern Art, New York

« Dans Les Demoiselles d’Avignon, j’ai peint un nez de profil dans un visage de face. (Il fallait bien le mettre de travers pour le nommer, pour l’appeler : nez.) Alors, on a parlé des Nègres. Avez-vous jamais vu une seule sculpture nègre, une seule, avec un nez de profil dans un masque de face ? Nous aimons, tous, les peintures préhistoriques ; personne ne leur ressemble ! »

« Avignon a toujours été pour moi un nom que je connaissais, un nom lié à ma vie. J’habitais à deux pas de Calle d’Avignon [carrer d’Avinyó à Barcelone]. C’est là que j’achetais mon papier, mes couleurs d’aquarelle. Puis, comme vous le savez, la grand-mère de Max [Jacob] était originaire d’Avignon. Nous disions un tas de blagues à propos de ce tableau. L’une des femmes était la grand-mère de Max. L’autre, Fernande [Olivier, sa compagne de l’époque], une autre, Marie Laurencin, toutes dans un bordel d’Avignon. »

« L’art n’est jamais chaste, on devrait l’interdire aux ignorants innocents, ne jamais mettre en contact avec lui ceux qui n’y sont pas suffisamment préparés. Oui, l’art est dangereux. Ou s’il est chaste, ce n’est pas de l’art. »

« C’est comme si tu voulais nous donner à boire du pétrole pour cracher du feu » – Georges Braque

« Forme explosive et contenu érotique deviennent réciproquement métaphores l’une de l’autre » – Léo Steinberg

Jean-Auguste-Dominique IngresLe Bain Turc, 1862
Paul CézanneLes Grandes Baigneuses, 1894-1905
El GrecoL’Ouverture du cinquième sceau ou La Vision de saint Jean, 1608-1614
copie gravée du Jugement de Pâris de Raphaël (original perdu)


Constellation

Willem de KooningWoman I, 1950-1952
« La Woman I surgit d’un champ de coups de pinceaux qui se sont élargis et ont proliféré, et qui ne font presque aucune différence entre la figure et ce qui l’entoure » Sally Yard

Francis BaconPortrait de Michel Leiris, 1978
François GauziLe Salon de la rue des Moulins, vers 1890

Eugène LeroyEmma de Los Angeles, 1984-1985
« A rebours d’un art considéré comme une hygiène, la peinture de Leroy procède par addition, absorption, surcharge, enfouissement, et non par soustraction et purification. Comme si la seule manière de conjurer l’envahissement de ce trop plein d’émotivité lié au sujet (en l’occurrence, presque toujours une femme), ne pouvait passer que par un envahissement toujours croissant de la peinture. » Bernard Marcadé
Jackson PollockMale and Female, 1942

Male and Female, Search for a Symbol, 1943


Constantin Brancusi – Princesse X, 1915-1916
[1876-1957]


Bronze poli, 61,7 x 40,5 x 22,2 cm, coll. Centre Pompidou, MNAM, Paris

« Ma statue, Monsieur ? Vous le comprenez, n’est-ce pas ? c’est « la femme », la synthèse même de la femme. C’est l’éternel féminin de Goethe, réduit à son essence […] En effet, qu’est-ce au juste qu’une femme ? Un sourire sur des chiffons, avec de la peinture aux joues. Mais ce n’est pas « la femme ». Pour dégager cette entité, pour ramener dans le domaine sensible ce type éternel des formes éphémères, cinq ans, j’ai simplifié, raboté mon œuvre. Et je crois, enfin vainqueur, avoir dépassé la matière. D’ailleurs, c’est tellement dommage de gâter une belle matière en y creusant des petits trous pour les yeux, les cheveux, les oreilles. Et ma matière est si belle, en ses lignes sinueuses, qui brillent comme de l’or pur et qui résument en un seul archétype toutes les effigies féminines de la terre… » Entretien de C. Brancusi avec R. Devigne in l’Ère nouvelle, 28 janvier 1920.

« Vous m’avez déclaré que, de toute façon, je ne pourrai jamais prouver au Comité que cette oeuvre ne représente pas un phallus. Et quelques heures après, vous avez crié devant Picabia (que je cite comme témoin) que vous ne pouvez pas « faire défiler le ministre devant des paires de couilles ». » Lettre au peintre Signac, alors président du Salon des indépendants.

« Les choses de l’art sont les miroirs dans lesquels chacun voit ce qui lui ressemble. »
Brancusi

Colonne sans fin, Tirgu-Jiu, Roumanie, 1937-1938
« Cette colonne en fonte métallisée de cuivre jaune, édifiée dans la province natale de Brancusi, est la concrétisation la plus juste qui soit de son projet de « colonne sans fin », inauguré en 1918. « Mes colonnes, j’en ai fait plusieurs, mais une seule a réussi à monter vers le ciel ». » BM


Constellation

Louise BourgeoisSleep II, 1967
« Ce n’est pas parce que je me sens protectrice du phallus que je n’en ai pas peur. Ne réveillez pas le chat qui dort. »

Jean-Michel OthonielRivière blanche, 2004
« Cette sculpture monumentale en forme de collier, dont les perles sont constellées de points de seins, tient par le seul pouvoir de son érection » BM
Man RayAnatomie, 1930
Barry FlanaganCasb 1, 67, 1967
Casb : Canvas and Sand Bag.

Carl AndreLever, 1966
Oeuvre constituée de 137 briques réfractaires posées directement au sol sur leur tranche. « Je ne fais que poser la Colonne sans fin de Brancusi à même le sol au lieu de la dresser vers le ciel. La plupart de la sculpture est priapique, l’organe masculin en l’air. Dans ma pièce, Priape est à terre. »


Piet Mondrian – Composition losangique avec deux lignes et bleu, 1926
[1872-1944]


Huile sur toile, 61,1 x 61,1 cm, Philadelphia Museum of Art

« En 1926, Piet Mondrian, qui vit à Paris et qui est l’initiateur du néoplasticisme, est dans une relation de délicatesse avec son compère Theo Van Doesburg qui vient de développer une nouvelle approche de la peinture, l’élémentarisme dont les caractéristiques principales sont l’introduction de la diagonale et le pivotement à 45° de la composition orthogonale. Le débat entre les deux artistes hollandais avait commencé par des discussions passionnées (entre 1918 et 1919) que la question de la diagonale. A cette époque, Mondrian était alors partisan de l’utilisation de la ligne oblique, alors que Van Doesburg y voyait une rupture qui mettait en défaut l’hypothèse orthogonale. Mondrian avait fini par admettre le bien-fondé des remarques de son ami en accrochant ses compositions diagonales par la pointe, en losange. Il gardait ainsi l’orientation horizontale-verticale de la composition tout en déplaçant le caractère oblique aux limites du tableau (voir ses Compositions avec grilles, de 1918 à 1919). Finalement, à partir de 1924, avec ses Contre-compositions, Van Doesburg finit par abandonner l’orthodoxie de l’orthogonalité du néoplasticisme, critiquant du même coup la dimension « statique » de celui-ci. » (BM)

« […] l’artiste est sans sexe. Etant donné que l’artiste représente le principe féminin et le principe masculin, et non la nature directement, une œuvre d’art est plus que nature. » (R. Welsh et J. Joosten, Two Mondrian Sketchbooks 1912-1914). Ces remarques, fortement teintées de néoplatonisme et de théosophie, expriment une pensée, aimantée par la réconciliation des contraires, à la recherche d’une unité idéale qui aurait été brisée et qu’il s’agirait de restaurer. Cette asexualité revendiquée, doublée d’un antinaturalisme radical, est bien sûr à relier au mythe de l’Androgyne, très populaire dans la mouvance symboliste à laquelle Mondrian appartient alors.
La position du peintre se distingue cependant de l’approche symboliste et décadente « encore chargée d’érotisme ». A l’ « hermaphrodite physique », constitué de « l’unité d’une dualité apparente », il oppose l’ « hermaphrodite spirituel (l’idéal des philosophes) [qui] est l’unité d’une dualité réelle ». » (BM)

« Comme si nous regardions un paysage à travers une fenêtre : le cadre de celle-ci tronque notre vue de manière arbitraire, mais n’ébranle jamais notre certitude que le paysage continue au-delà des limites de ce que nous pouvons voir à l’endroit où nous nous trouvons » Rosalind Krauss

« La vérité est le principe du temps nouveau, comme l’amour était celui du temps qui précédait. D’abord l’amour voilait, maintenant l’amour lui-même est voilé… dans la vérité. L’amour en croissant est devenu vérité. » Piet Mondrian, Réalité naturelle et réalité abstraite, 1919-1920

« Le poids de la couleur […] se fait déterminant et non sa quantité ; ce qui fait mentir le précepte de Matisse : “Un mètre carré de bleu est plus bleu qu’un centimètre carré du même bleu.” » BM

« Ô sexe initial, sexe définitif, absolu de l’amour, absolu de la forme, sexe qui nie les sexes, sexe d’éternité. »
Joséphin Péladan, De l’Androgyne

« La première œuvre d’art, le premier geste érotique par lequel le premier artiste donna cours à son exubérance en gribouillant sur un mur était érotique. Une ligne horizontale, c’était la femme ; une ligne verticale, l’homme qui la pénètre. » Adolf Loos

Theo Van DoesburgContre-composition V, 1924
Piet MondrianComposition losangique avec deux lignes noires, 1931
Piet MondrianComposition losangique avec quatre lignes et gris, 1926
Piet MondrianComposition avec lignes, 1916-1917


Antonin Artaud – La Maladresse sexuelle de dieu, 1946
[1896-1948]


Craie et crayon, 63 x 49 cm, coll. Centre Pompidou, MNAM, Paris

Cela fait huit ans, depuis son retour du Mexique en 1937, qu’Antonin Artaud a été, selon ses propres termes « déporté en France ». Après ses internements des Quatre-Mares, Sainte-Anne, Ville-Evrard, Chezal-Benoît, il est arrivé à Rodez en 1943 sur la recommandation de Desnos, qui connaissait Gaston Ferdière, le directeur de l’asile. Bien que poète et ami des artistes, ce dernier qualifiera Artaud, jusqu’à la sortie de l’asile de Rodez en 1946, de « grand malade délirant, dangereux pour lui-même et pour les autres ». Du mois de juin 1943 au moisde décembre 1944, ARtaud subit 51 séances d’électrochocs, toutes préconisées par Gaston Ferdière. Ces séances provoquèrent d’importants sévices corporels (des fractures vertébrales et de graves crises de dysenterie, lors des premières séances, jusqu’à la perte totale de ses dents et les hémorragies intestinales vers la fin).

« Ce que je dessine, ce ne sont plus des thèmes d’Art transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives, ce sont des gestes, un verbe, une grammaire, une arithmétique, une Kabbale entière et qui chie à l’autre, qi chie sur l’autre, aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin, la réintégration d’une sensibilité égarée, c’est un machin qui a un souffle […]. C’est la recherche d’un monde perdu et que nulle langue humaine n’intègre. »

« Malheur à qui considérerait [mes dessins] comme des oeuvres d’art, des oeuvres de simulation esthétique de la réalité […] Tous sont des ébauches, je veux dire des coups de sonde ou de butoir donnés dans tous les sens du hasard, de la possibilité, de la chance, ou de la destinée. » Texte de la plaquette de l’exposition Portraits et dessins par Antonin Artaud, galerie Pierre, 1947

« Dessiner, c’est pour Artaud opérer un autre type de glossolalie (le langage « premier » inarticulé, chanté et crié par Artaud), c’est soumettre la langue à un régime d’exténuation, d’effondrement et de tremblement qui la fait accéder à un état antérieur au langage articulé et représentatif. » BM

« Le corps humain est une pile électrique / chez qui on a châtré et refoulé les décharges, / dont on a orienté vers la vie sexuelle / les capacités et les accents / alors qu’il est fait justement pour absorber / par ses déplacements voltaïques / toutes les disponibilités errantes / de l’infini du vide, / des trous du vide / de plus en plus incommensurables / d’une possibilité organique jamais comblée. » Antonin Artaud, « Le Théâtre de la cruauté », Oeuvres complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, p. 108.

« Refaire corps avec l’os des musiques de l’âme » Texte écrit en commentaire du dessin Couti l’anatomie, 1945

« L’organisme humain est d’une inefficacité scandaleuse. Au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez, combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait pu être fait dès l’origine… »
William Burroughs, Le Festin Nu


Constellation

Frida Kahlola Colonne brisée, 1944
« Frida est le seul exemple dans l’histoire de l’art de quelqu’un qui s’est déchiré le sein et le coeur pour dire la vérité biologique de ce qu’elle sent en eux » Diego Rivera

Jean-Michel BasquiatPharynx, 1985
Hans Bellmerla Mitrailleuse en état de grâce, 1937
« Dès que la femme sera au niveau de sa vocation expérimentale, accessible aux permutations, aux promesses algébriques, susceptible de céder aux caprices transsubstantiels, dès qu’elle sera extensible, rétrécible, à l’épiderme et aux jointures préservées des inconvénients naturels du montage à retardement ou du démontage – on nous renseignera définitivement sur l’anatomie du désir, mieux que ne le fait la pratique de l’amour. »
Francis BaconEtude du corps humain, 1981-1982
« Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction… des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment… l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde… » William Burroughs

Matthew BarneyCremaster 4, 1994
« Or c’est l’homme qu’il faut maintenant se décider à émasculer […] En le faisant passer une fois de plus mais la dernière fois sur la table d’autopsie pour lui refaire son anatomie. » Antonin Artaud


Jackson Pollock – One: Number 31, 1950
[1912-1956]


Huile et peinture à l’émail sur toile, 269,5 x 531 cm, coll. The Museum of Modern Art, New York

« Je ne travaille pas à partir de dessins ou d’esquisses en couleurs. Je peins directement. Je peins d’habitude sur le sol. J’aime travailler sur une grande toile. Je me sens mieux, plus à l’aise, dans un grand espace. Avec la toile sur le sol, je me sens plus proche d’un tableau. J’en fais davantage partie. De cette façon, je peux marcher tout autour, travailler à partir des quatre côtés, et être dans le tableau, comme les Indiens de l’Ouest qui travaillaient sur le sable. Parfois j’utilise un pinceau, mais très souvent je préfère utiliser un bâton. Parfois je verse la peinture directement de la boîte. J’aime employer une peinture fluide, que je fais goutter. J’utilise aussi du sable, du verre brisé, des galets, de la ficelle, des clous et bien d’autres éléments étrangers à la peinture. La méthode s’élabore naturelement, à partir d’un besoin. Je veux exprimer mes sentiments plutôt que les illustrer. La technique est simplement un moyen d’y arriver. Quand je peins, c’est avec une idée d’ensemble de ce que je veux faire. Je peux contrôler la coulée de peinture, il n’y a pas d’accident, pas plus qu’il n’y a de commencement ni de fin. Parfois, je perds mon tableau. Mais je n’ai pas peur des changements, de détruire l’image, parce qu’un tableau a sa vie propre. » Description de la méthode du dripping (drip : goutte, bruit du goutte à goutte), effectuée par Jackson Pollock pour le film de Hans Namuth et Paul Falkenberg

« [Le dripping] est le fruit de plusieurs influences : le surréalisme automatique, l’expérience vécue en 1936 dans l’atelier new-yorkais de Siqueiros (Pollock et son frère Sande ont fait à cette époque des essais de peinture spontanée à l’aide d’aérographes et de pistolets à peinture dans l’atelier du peintre mexicain ui préparait des bannières militantes pour les festivités du 1er mai. Pollock fut marqué, selon le témoignage de certains proches du peintre, par les dégoulinures et les éclaboussures laissées au sol…), les rituels navajos du Nouveau-Mexique, les drips de Max Ernst… » BM

« Nous pouvons nous perdre dans cette toile d’araignée jusqu’à un certain point et, par le fait d’entrer et de sortir de cet écheveau de lignes et d’éclaboussures, on peut expérimenter une sorte d’extension spatiale » Allan Kaprow, critique et artiste considéré comme l’initiateur du happening avec la performance 18 happenings in 6 parts réalisée en 1959. « Toutes sortes d’objets peuvent servir de matériaux à l’art à venir : la peinture, des chaises, la nourriture, des lumières électriques, des néons, la fumée, l’eau, de vieilles chaussettes, un chien, le cinéma et mille autres choses encore… » dans l’article L’héritage de Jackson Pollock publié en 1958

« Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat »
Georges Bataille

André MassonPasiphaé, 1943
Figure de l’automatisme surréaliste et proche de Bataille et Breton. Il a fui aux Etats-Unis lors de la seconde guerre mondiale et été une influence pour Pollock qui l’a découvert en 1944 lors d’une exposition à la galerie Buchholz.
Rituels de soin chez les Navajos du Nouveau-Mexique
Max ErnstJeune homme intrigué par le vol d’une mouche non euclidienne, 1942
Hans NamuthJackson Pollock en train de peindre One, 1950


Constellation

Robert MorrisWall Hanging, 1969-1970
Dans le sillage de Georges Bataille qui, au début des années 30, avait défendu la notion d’informe et son pouvoir de rébellion contre la volonté d’imposer un ordre aux choses, Robert Morris critique dans l’article « Anti Form » (1968) la sculpture occidentale qui, selon lui, a toujours soumis la matière à un ordre qui lui est extérieur, sans jamais la laisser s’organiser elle-même. En somme, on a toujours conçu le travail de la matière comme moulage, ou comme élaboration d’une forme plaquée de l’extérieur. Il crée ainsi des sculptures molles, inspirées de celles de Claes Oldenburg, qui influencent à leur tour d’autres artistes comme Eva Hesse, Bruce Nauman, Barry Flanagan ou encore Sarkis.

Eva HesseUntitled Ropepiece, 1970
Kazuo Shiraga – performance réalisée en octobre 1956, lors de la Deuxième Exposition d’art Gutaï, musée d’art et d’histoire d’Ashiya, Tokyo.
« Cette action de « peinture avec les pieds » de Shiraga est devenue emblématique du groupe japonais Gutaï. « L’art Gutaï ne transforme pas, ne détourne pas la matière ; il lui donne vie. Il participe à la réconciliation de l’esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée, ni soumise et qui, une fois révélée, se mettra à parler et même à crier. » (Joshihara Jiro) » » BM

Robert SmithsonAsphalt Rundown, Rome, 1969
Francis AlÿsThe Green line, documentation d’une action, Jérusalem, 2004
Peinture verte le long de la Green Line – ligne de démarcation entre Israël et certains pays arabes voisins (Syrie, Jordanie, Egypte) à la fin de la guerre israélo-arabe de 1948. « Faire quelque chose de poétique peut quelquefois devenir politique, et faire quelque chose de politique peut quelquefois devenir poétique. »

Roy LichtensteinBig Painting VI, 1965
« En représentant le plus mécaniquement possible le geste expressionniste abstrait, Roy Lichtenstein désamorce l’idéal de spontanéité de la peinture gestuelle, en la renvoyant à son simple statut d’image. » BM


Louise Bourgeois – Fillette, 1968
[1911-2010]


Plâtre et latex, photographie prise en 1982 par Robert Mapplethorpe

« Fillette est un défi formel lancé aux prétentions et aux valeurs implicites de la sculpture (malgré les apparences, la pièce de plâtre et de latex est légère), mais aussi la mise en évidence d’un paradoxe. Le fait de « porter le phallus » n’implique ici aucune annexion revendiquée de la puissance virile, mais au contraire une prise en considération de la vulnérabilité masculine (on ne compte plus les pièces qui font explicitement référence à la détumescence : Trani Episode, 1971-1972, Sleep II, 1967, Hanging Janus, 1968…).
[…]
Ce phallus signe la nature profondément dyonisiaque de l’oeuvre de Louise Bourgeois, dépolarisant avec une candeur tout enfantine les figures imposées du discours analytique (fétichisme, castration…) et leur répartition selon les deux versants de la différence des sexes, pour nous plonger dans le devenir-enfant des formes « présexuelles », le « présexuel » étant en l’occurrence lui-même l’antichambre du prélogique. En désinvestissant cet emblème de la virilité de tous ses oripeaux psychanalytiques, Louise Bourgeois nous invite, entre autres choses, à considérer l’ensemble de son oeuvre comme la célébration d’une manière de saturnale [Dans l’Antiquité romaine, les saturnales (fêtes consacrées à Saturne) consistaient à renverser pour une brève durée les rapports sociaux, le peuple faisant subir à ses chefs le sort que ceux-ci avaient imposé à leurs pères, le sort que Saturne avait réservé à son père.] de la pensée et de l’art. » BM

Trani Episode, 1971-1972
Hanging Janus, 1968
Janus fleuri, 1968


Constellation

Marcel DuchampObjet-Dard, 1951
« Cette pièce en plâtre galvanisé, qui se présente comme le positif de l’empreinte présumée de l’intérieur du sexe féminin, joue très explicitement sur la réversibilité (mâle et femelle) des organes sexuels, mais aussi sur les ambiguïtés de l’objet et de la sculpture » BM

Lynda Benglis – publicité pour Artforum, novembre 1974
« Cette publicité de l’artiste, publiée dans la revue Artforum, annonçant son exposition à la galerie Paula Cooper en 1974, fut très vivement critiquée par certaines féministes. En se réappropriant cet emblème de la masculinité, Lynda Benglis fait oeuvre provocatrice, car elle prend l’initiative de contrôler son image plutôt que de subir la critique machiste du monde de l’art » BM
Annette MessagerL’Ange, 1984
« Dans ma chambre noire, je choisis littéralement mes morceaux. Ensuite, je les réagence selon mon envie. Il s’agit d’un véritable rituel de possession. »
Fabrice HyberPOF n°3, 1990
Ce Prototype d’Obet en Fonctionnement est une balançoire munie de deux excroissances phalliques (l’une dure, l’autre molle) rendant manifeste « l’introduction des données par la dilatation des orifices ».


Christian Boltanski – Reconstitutions de gestes effectués par C.B. entre 1948 et 1954, 1970
[1944-]


Christian Boltanski descendant sur la rampe d’escalier, 6 juillet 1951 – photographie prise par Sarkis

« Une grande partie de mon activité est liée à l’idée de biographie : mais une biographie totalement fausse et donnée comme fausse avec toutes sortes de fausses preuves. On peut retrouver ceci dans toute ma vie : la non-existence du personnage ; plus on parle de Christian Boltanski, moins il existe. Un travail biographique a pour but d’empêcher l’artiste de mourir : l’entourer de tant de précisions que l’on sache tout de sa vie, pour que finalement il ne soit pas mort. En fait, il y a toujours une sorte d’échec car on ne peut toujouts tout saisir de quelqu’un : tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a mangé, tout ce qu’il a vécu… » Christian Boltanski dans Artpress, 1988

« Aujourd’hui, mais personnellement je l’ai toujours pensé, je crois que l’art ne cherche plus à influencer la vie ; l’art n’est que de l’art, la peinture subit le monde, mais agit très peu sur lui. » « Pour moi, un tableau est en partie créé par celui qui le regarde, qui le « lit », à l’aide de ses propres expériences. » « Je veux que les spectateurs ne découvrent pas, mais reconnaissent ». Entretien pour le catalogue du musée national d’Art moderne de Paris, 1983

« Il est dès lors possible de comprendre l’ambition, récurrente chez Boltanski, de vouloir disparaître dans le regard des autres. Cette position fait montre tout à la fois de la plus extrême humilité et de la plus grande prétention. Elle procède à cet égard tout autant de la volonté d’effacement – proche en cela d’une certaine attitude existentielle dans la lignée de Rimbaud ou de Blanchot -, que du désir très warholien d’ « être une machine », de se fondre dans l’univers de l’image au point de devenir soi-même une « pure » représentation collective. « Je pense toujours que l’artiste est une sorte de machine à travailler, à être les autres, et que son désir de faire des choses et aussi celui de supprimer sa propre vie. » Boltanski désire que l’on parle de ses oeuvres comme de celles d’un artiste mort. » BM

« L’oeuvre de Christian Boltanski s’est ainsi très tôt définie comme participant de la relique, à savoir comme un ensemble d’objets dérisoires déjà susceptibles de figurer dans ces cimetières culturels que constituent les musées. » BM

« Il y a la peur de l’artiste de ne pas savoir, la peur d’être quelqu’un à part qui vit dans le noir. C’est ce qui explique, à l’époque du Bauhaus, les tentatives de bonheur dans la géométrie, ou dans les années 70, celles de bonheur dans la politique ou de bonheur dans la théorie, alors qu’il n’y a aucun progrès en art. »
Christian Boltanski

« Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. »
Marcel Duchamp

Christian Boltanski rentrant de classe, 10 février 1953
Christian Boltanski lançant un oreiller, 15 octobre 1949
« C’est bien Christian Boltanski âgé de 27 ans qui rejoue des gestes censés avoir été effectués par lui entre 4 et 10 ans. Cette distorsion temporelle introduit une manière de comique, aux confins du grotesque. Car il s’agit bien ici de l’impossibilité de se souvenir autrement que sur le mode du présent, toute re-présentation relevant d’une économie de la perte. » BM
Les Morts pour rire de Christian Boltanski, 1974
Vitrine de référence, 1970
« Il ne saurait en effet y avoir pour Christian Boltanski de commencement immaculé. Toute origine est toujours déjà travaillée et aimantée par l’horizon de sa disparition. Tout se passe comme si l’artiste prenait les choses par la fin, comme si le devenir des oeuvres (leur vieillissement, leur altération) induisait, rétroactivement, leur conception et leur fabrication. » BM
Le Coeur, oeuvre commencée en 2010
Les Archives du coeur, collection des enregistrements de battements cardiaques de plusieurs dizaines de milliers de personnes, sont stockées à Teshima, au Japon.


Constellation

Sophie CalleB for Big-Timbe Blonde Bimbo, 1998
« Dans son livre Léviathan, Paul Auster fait le portrait de Maria, qui se soumet à un certain nombre de rituels directement inspirés de la vie de Sophie Calle. L’écrivain a néanmoins ajouté des rituels de son invention. Sophie Calle a alors décidé de réaliser ces nouveaux rituels. « Pour faire comme Maria, j’ai passé la journée du mardi 10 mars 1998 sous le signe du B en épousant l’apparence d’une « Big-Time Blonde Bimbo » […] et le portrait de B.B. […] » » BM
Edouard LevéSans titre, 2002
« Les images de la série Pornographie désamorcent et neutralisent ce qu’elles sont censées représenter : des scènes de sexe. Ce sont des reconstitutions « en habit » qui ne nous livrent que des schémas de postures stéréotypées, une gymnastique vidée de tout affect et, en l’occurrence, de toute excitation » BM


Joseph Beuys – I Like America and America Likes Me, 1974
[1921-1986]


Intervention à l’occasion de l’inauguration de la galerie René Block, New York

« L’homme, sa canne brune sous le bras, allait vers l’une des pièces de feutre et mettait ses gants bruns. Puis il s’enroulait dans le feutre, et en soulevant un pan au-dessus de son chapeau, de façon qui rien d’autre n’émergeât de cette tente grise que sa canne dressée, le manche courbe pointé vers le haut. Il en résultait une haute silhouette érigée, hiératique et lointaine, évoquant celle d’un berger aperçue à travers les grands espaces de la steppe. » Caroline Tisdall

« Le caractère sculptural de cette séquence, qui se répétera à plusieurs reprises, est évident. On y retrouve ce qui fait l’économie essentielle de l’art de Beuys : la circulation des matières et des énergies au travers d’une mise en tension des polarités de la nature et de la culture. Cette action est une tentative d’élargissement du concept de sculpture, mais c’est surtout une tentative de reformuler (refonder) la question de l’art en produisant, à la fois artificiellement (c’est une oeuvre) et réellement (c’est une performance), une scène fondatrice, pour ne pas dire primitive.
I Like America and America Likes Me est une sculpture allégorique qui pose les fondements de la pensée, artistique et politique, de Beuys. L’artiste arrive à New York comme un homme blessé. En tant qu’Européen, il endosse (il prend sur lui), à la fois la responsabilité de la colonisation de l’Amérique et celle du génocide perpétré en plein milieu du XXe siècle au coeur de la nation la plus « civilisée » d’Europe. Il va à la rencontre d’un animal qui est le symbole de l’Amérique amérindienne d’avant la colonisation. » BM

« Les Indiens avaient fait du coyote l’une des plus puissantes de leurs nombreuses divinités. Passant à volonté, comme le lièvre et le cerf des mythes eurasiens, de l’état de créature visible à celui d’esprit et vice-versa, le coyote représentait le pouvoir de transformation. […] Puis survint l’homme blanc et, avec lui, la dégradation du coyote. […] Son ingéniosité et sa capacité d’adaptation furent dès lors jugées de la basse duplicité, et il devint le « vil coyote ». L’ayant décrété menace antisociale, les Blancs se sentent justifiés à pourchasser ce hors-la-loi et à en tirer vengeance. » Caroline Tisdall

« Cette action est la mise en oeuvre liturgique (quasi christique) d’une transsubstantiation assortie d’une rédemption [Jimmy Boyle, qui purgeait alors une peine de réclusion à perpétuité dans une prison d’Ecosse, fut littéralement « transfiguré » par cette performance dont il vit les photographies dans la presse de l’époque. Beuys considère que cette « rédemption » justifie à elle seule son action]. L’homme blanc vient en effet en Amérique, à la fois pour « se faire pardonner » des méfaits commis au nom de la civilisation et pour stigmatiser le libéralisme économique (le coyote urinera de nombreuses fois sur les exemplaires du Wall Street Journal) et la politique impérialiste américaine au Vietnam. En s’annexant les forces de l’animal fétiche de l’Amérique primitive, Joseph Beuys se fait le médiateur (le médium et le conducteur) d’une énergie qu’il se doit de transférer à son tour en Europe. C’est pourquoi il repart de New York, comme il était arrivé, enveloppé dans du feutre, couché sur un brancard et en ambulance. » BM

« Coyote témoigne d’une métamorphose de l’idéologie en pensée libre, du langage en pratique, du monologue du pouvoir en dialogue des parties en présence, de la méfiance en communication et en coexistence créatrice. »
Joseph Beuys

Comment expliquer la peinture à un lièvre mort, 1965


Constellation

Jannis KounellisSans titre, installation, galerie l’Attico, Rome, 1969
« Le mouvement Arte povera se dessine en 1967, sous l’influence du critique d’art Germano Celant, lors d’une exposition collective à Gênes. Une douzaine d’artistes (dont Kounellis, Giovanni Anselmo, Mario Merz et Giuseppe Penone) s’oppose au côté clinquant (trop mercantile !) du pop art, et à la neutralité (trop stérile !) du minimalisme. Tôle, laine, bois, abats : les matériaux humbles et quotidiens sont à l’honneur, dans cette guérilla lancée contre la société de consommation et l’hégémonie du marché de l’art américain. Créer du sens : c’est le but premier de Kounellis, et de l’Arte povera. En 1969 à Rome, le Grec frappe fort en exposant douze chevaux vivants, transformant la galerie de l’Attico en écurie. Confrontation brutale entre nature et culture ! La frontière entre la vie et l’espace d’exposition (blanc et aseptisé) vole en éclats. Devenus des signes vivants, les chevaux renvoient aux tableaux équestres de l’art classique… qu’ils dynamitent du même coup. L’art ne représente plus, il présente. » Joséphine Bindé, Télérama, 2016
Marcel Broodthaers – arrivée du chameau à l’entrée du palais des Beaux-Arts de Bruxelles (extrait du film Jardin d’hiver), 1974
« Mon pays est un pays à la fois très ennuyeux et en même temps extrêmement comique parce qu’on peut y faire des choses qu’on ne peut pas faire ailleurs. C’est le jardin zoologique qui me prête un chameau et on l’a mis devant le lieu où il y avait l’exposition. Il a été filmé de cette manière-là, par rapport à ce jardin exotique ; comme un rapport entre deux exotismes, celui auquel on est très habitué, puis un chameau qui ne se trouve vraiment pas à sa place, mais qui malgré tout est considéré en Europe comme un animal exotique. C’est un animal qui vit au désert. »
Oleg KulikThe Mad Dog, 1994
« En s’identifiant physiquement au chien, Kulik retourne la position de l’artiste dompteur des forces de la nature, en même temps qu’il perpétue la tradition antique du cynisme. » BM