Affaires non classées
Michel Levine, 1973.
Chapitre 4 – Charonne
« Le crime de Charonne est resté impuni. Si l’on veut s’en tenir à un point de vue strictement légal, on peut considérer que la machine judiciaire a parfaitement fonctionné : une information a été ouverte et, en l’absence d’indices concordants et de preuves évidentes, une loi d’amnistie intervenant, cette information s’est clôturée par un non-lieu. Mais si l’on accorde au mot justice un sens plus large, et que l’on considère, à l’instar de Proudhon, que l justice est « le respect de la dignité humaine », on peut alors considérer que dans l’affaire de Charonne, justice n’a pas été faite. »
Chapitre 6 – La disparition d’Humberto Delgado
« L’enquête de la Fédération n’a révélé le nom d’aucun coupable. Elle a seulement contribué à la manifestation de la vérité. On peut penser à ce titre qu’elle a été, sinon inutile, du moins peu efficace… En réalité, toute vérité dévoilée s’inscrit dans un ensemble de faits qui, sans être en eux-mêmes déterminants, font tourner la roue de l’histoire de quelques millimètres. Et puis un jour éclatent des événements que les observateurs du moment s’accordent à qualifier d’imprévisibles, mais qui sont en réalité le résultat de cet ensemble de faits. »
Chapitre 8 – Anatomie d’un raid maoïste
« La façon dont entrent, vivent et travaillent dans notre pays les étrangers, offre l’un des plus beaux exemples de l’exploitation de l’homme par l’homme élevée à la hauteur d’une institution nationale. »
Chapitre 10 – Un État policier
« Dans la patrie des Droits de l’Homme, les institutions sont encore libérales. Mais on assiste, depuis quelques années, au nom de l’ « ordre républicain » et de la « paix sociale », à un assaut généralisé contre nos libertés démocratiques les plus traditionnelles. Certains réclament volontiers un pouvoir « fort », dont la police serait évidemment l’instrument et le garant. De nombreuses affaires récentes peuvent nous faire craindre qu’on s’achemine, lentement, insensiblement, vers un État policier » ; les différentes affaires évoquées amènent à penser que l’État policier peut se définir schématiquement par quatre caractéristiques :
1) Dans un Etat policier, un policier a toujours raison et jouit de l’impunité,
2) la police a un pouvoir très grand, qui n’est pas un pouvoir de droit mais un pouvoir de fait (non justifié par des textes législatifs),
3) la police tend à servir davantage le pouvoir politique que l’État,
4) tous les citoyens tendent à se transformer eux-mêmes en policiers (naissance des groupes d’autodéfense et de milices privées).
Chapitre 11 – La justice sauvage
« si les démocrates s’étaient élevées à juste titre contre le fait que le pouvoir militaire ait sa propre justice, que le pouvoir politique ait également sa « justice d’exception » conçue pour le servir, ils ne pouvaient maintenant apporter leur caution à une justice qui n’offrait pas plus de garanties d’équité que les précédentes. Il ne fallait pas confondre justice du peuple et justice de la rue. Seuls les tribunaux officiels étaient habilités pour rendre la justice, et l’idée qu’il puisse exister une « justice parallèle » n’était pas acceptable. (…). Les actes de « justice sauvage » (attentats, enlèvements, tribunaux populaires) font maintenant partie de l’actualité quotidienne. Ces actions violentes et illégales répondent, selon leurs auteurs, à la violence légale et continue qui s’exerce sur les classes exploitées. Mais cette « justice sauvage », si elle obéit à un louable souci d’équité, permet aussi tous les abus. Les membres de la Ligue se refusent donc à la cautionner, même s’ils en comprennent les motivations profondes. »
État d’exception
L’état d’exception désigne, de façon générale, des situations où le droit commun est suspendu, ce qui peut se référer à des cas juridiques distincts, tels que l’état d’urgence, l’état de guerre, l’état de siège, la loi martiale, etc. Compte tenu des risques qu’un tel régime fait peser sur les droits de l’Homme et sur les démocraties, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 4), la Convention européenne des droits de l’homme (article 15, « Dérogation à l’état d’urgence »), la Convention américaine relative aux droits de l’homme (article 27, « Suspension des garanties ») et la Charte arabe des droits de l’homme (révisée en 2004), entre autres, disposent que les États Parties qui veulent déroger à certains droits garantis doivent notifier aux autres les dispositions auxquelles ils ont dérogé, leurs motifs et la durée ou la date de fin de la dérogation. Par contre, certains droits fondamentaux (appelés aussi « droits intangibles ») demeurent non susceptibles de dérogation, en toute circonstance.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques
Conclu à New York le 16 décembre 1966
Art. 4
1. Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale.
2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux art. 6 (droit à la vie), 7 (interdiction de la torture et des expériences médicales ou scientifiques sans consentement), 8 (par 1 et 2) (interdiction de l’esclavage et de la servitude), 11 (emprisonnement pour raison d’incapacité à exécuter une obligation contractuelle), 15 (interdiction des condamnations pour des actions qui ne constituaient pas un acte délictueux au moment où elles ont été commises), 16 (droit à une personnalité juridique) et 18 (liberté de pensée, de conscience et de religion).*
3. Les États parties au présent Pacte qui usent du droit de dérogation doivent, par l’entremise du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, signaler aussitôt aux autres États parties les dispositions auxquelles ils ont dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation. Une nouvelle communication sera faite par la même entremise, à la date à laquelle ils ont mis fin à ces dérogations.
* En négatif, autorise dérogation aux autres articles : 1 (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de leurs richesses et ressources naturelles), 2 (non-discrimination, recours en cas de violation des droits et libertés, garantie que l’autorité compétente statuera sur les droits de la personne qui forme un recours), 3 (égalité femmes-hommes), 9 (droit à la liberté et la sécurité, interdiction des arrestations et détentions arbitraires, information sur les accusations portées, traduction devant un juge, détention provisoire n’est pas de règle, droit de recours sur la légalité de la détention, réparation en cas d’arrestation ou de détention illégale), 10 (traitement des personnes privées de liberté avec humanité et respect de la dignité humaine, séparation des prévenus et des condamnés, jeunes séparés des adultes, but essentiel du traitement des condamnés est leur amendement et leur reclassement social), 12 (liberté de circulation), 13 (légalité des expulsions), 14 (égalité devant les tribunaux, compétents, indépendants et impartiaux, présomption d’innocence, droit à l’information, à la préparation de la défense, à un jugement sans retard excessif, à la présence au procès ou l’assistance d’un défenseur de son choix, interrogatoire à charge et décharge, interprétariat, droit de ne pas être forcé de témoigner contre soi-même, appel, indemnisation, interdiction des poursuites pour infractions déjà jugées), 17 (interdiction des immixtions arbitraires ou illégales dans la vie privée, la famille, le domicile ou la correspondance, des atteintes illégales à l’honneur et la réputation), 19 (nul ne peut être inquiété pour ses opinions, liberté d’expression, d’information, qui peut être soumis à certaines restrictions expressément fixées par la loi, nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques), 20 (interdiction de la propagande en faveur de la guerre, de l’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse), 21 (droit de réunion pacifique), 22 (libre association), 23 (protection de la famille, mariage et consentement au mariage), 24 (protection des enfants, droit à avoir un nom et une nationalité), 25 (droit de tout citoyen à prendre part à la direction des affaires publiques, à voter et être élu, à accéder aux fonctions publiques), 26 (égalité devant la loi sans discrimination, 27 (droit des minorités d’avoir leur propre vie culturelle, religion, langue).
Convention européenne des droits de l’homme
Art. 15 – Dérogation en cas d’état d’urgence
1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.
2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2 (droit à la vie, lui-même restreint : « la mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire : a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ; b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ; c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »), sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3 (torture), 4 (paragraphe 1, esclavage et servitude) et 7 (pas de peine sans loi).*
3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.
* En négatif, autorise dérogation aux autres articles : 5 (liberté et sûreté, information, traduction devant un juge, appel, réparation), 6 (procès équitable, présomption d’innocence, information, défense, témoins à charge et décharge, interprétariat), 8 (respect de la vie privée et familiale), 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression), 11 (liberté de réunion et d’association), 12 (droit au mariage), 13 (droit à un recours effectif), 14 (interdiction de discrimination).
Politiques de l’exception
Tracés, 20/2011
Éditorial – Exception(s) [Texte intégral]
Samuel Hayat et Lucie Tangy
« Les usages de la notion d’exception semblent être partagés de manière claire. D’un côté, des usages juridiques, pour caractériser les modes variés de suspension légale de la loi, comme l’état d’urgence, l’état de siège, la dictature temporaire, les lois d’exception, les régimes juridiques spéciaux, etc. (Saint-Bonnet, 2001). L’exception est dans ce cas définie par un paradoxe : elle est suspension du droit par le droit (Manin, 2008). D’un autre côté, des usages profanes, courants, qui qualifient d’exceptionnel un écart marqué aux normes ou aux règles, non nécessairement juridiques et ce, quel que soit leur degré d’institutionnalisation, de formalisation et de rigidité.
Cette distinction est l’objet d’un brouillage croissant. En effet, la diversification contemporaine des normes, légales ou non, l’enchevêtrement de leurs domaines d’application, et la dispersion subséquente des lieux d’invention, de mise en œuvre et de contrôle de ces normes, ont conduit à la prolifération des possibilités de leur suspension. Dans le même temps, la description profane de situations considérées comme exceptionnelles s’est trouvée reprise par les États, justifiant ou conduisant à la mise en place de politiques nouvelles : plans d’urgence en cas de canicule ou de grand froid, zones d’éducation prioritaire, aides exceptionnelles aux entreprises en difficulté…
Par conséquent, les usages juridiques et profanes de l’exception s’entrecroisent, et la visée critique du concept s’en trouve tantôt dissoute à force d’imprécision, tantôt radicalisée à outrance dans la dénonciation d’un état d’exception généralisé, prélude à la dictature (Paye, 2004). »
« Cette approche recoupe en partie celle de Giorgio Agamben, dont les ouvrages composant la série Homo Sacer (1997, 1999, 2003) constituent la référence commune de la quasi-totalité des études contemporaines de l’exception (et notamment des textes regroupés ici). Le concept central qu’il mobilise est l’ « état d’exception », dont il fait le fondement caché de la souveraineté moderne. Reprenant la définition de la souveraineté chez Carl Schmitt (1988), selon laquelle le souverain est celui qui, par un acte de décision arbitraire, libéré de toute obligation normative, peut suspendre le droit, et par là même inaugurer un droit nouveau, Agamben définit l’état d’exception comme le lieu d’une indistinction première entre la violence et le droit. Mais si Schmitt en reste à une argumentation juridico-politique, Agamben, dans la lignée de Michel Foucault, se demande quel type de pouvoir sur la vie implique cette définition du souverain, quel type de corps produit l’exception souveraine. Cette interrogation aboutit à la découverte d’un lien intime entre droit, exception et vie : « l’exception est le dispositif original grâce auquel le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui du fait même de sa propre suspension » (Agamben, 2003, p. 10). C’est par l’exception que le droit se saisit de la vie : la souveraineté fait apparaître une forme de vie particulière, la « vie nue », celle de l’individu pour qui le droit est suspendu et qui se trouve inclus dans l’ordre juridico-politique en tant qu’il est exclu de cet ordre.
C’est dans la figure du camp, et en particulier dans le camp nazi (Agamben, 1999), que cette relation entre le pouvoir souverain et la vie nue apparaît le plus clairement, mais elle est l’horizon de l’expérience de tous les sujets de la loi. Dès lors, l’état d’exception ne serait plus seulement la figure historiquement inaugurale de la souveraineté, ni un outil réservé à l’appréhension des régimes autoritaires, mais bien un principe continuellement à l’œuvre dans l’État moderne sous la forme de la décision souveraine, un principe qui, « en tant que structure politique fondamentale, […] tend[rait], à la fin, à devenir la règle » (Agamben, 1997, p. 27). Ainsi, l’état d’exception deviendrait progressivement le paradigme de gouvernement des sociétés contemporaines, avec comme conséquences l’effacement tendanciel de la distinction entre démocratie et totalitarisme et la substitution de « démocraties gouvernementales » aux « démocraties parlementaires » (Agamben, 2003).
En développant un usage de l’exception hors des strictes limites de l’analyse juridique, et en dotant cette notion d’un fort pouvoir critique, les travaux d’Agamben permettent de penser avec les mêmes catégories deux types de politiques apparemment bien séparés : d’une part, les politiques nationales d’exception, comme suspension provisoire d’une partie de l’ordre juridique sur l’ensemble du territoire national, répondant à une menace définie, et articulée à une finalité précise, l’état d’urgence décrété suite à une catastrophe naturelle (Fassin et Vasquez, 2005) ou l’état de siège en situation révolutionnaire (Simonin, 2009) ; d’autre part, les politiques de création par l’État de zones d’exception limitées spatialement mais non temporellement : centres de rétention administrative (Bigo, 1997 ; Bernardot, 2008), camps de réfugiés (Agier, 2004) ou camps militaires de détention (Butler, 2003 ; Peterman, 2009). »
« La première dimension qui paraît centrale pour comprendre le fonctionnement des politiques de l’exception, c’est le caractère toujours problématique de la qualification d’une situation comme exceptionnelle. Dans le paradigme de l’état d’exception, la qualification de l’exception est concomitante de la suspension elle-même : c’est la décision souveraine de la suspension de la loi qui fait l’exception, et non une caractérisation préalable de la situation. Pour mieux saisir la façon dont une mesure d’exception se trouve justifiée, un ensemble d’études se sont intéressées aux processus de qualification justifiant la suspension de la norme. Cette qualification peut s’appuyer sur une rhétorique : celle de la menace insurrectionnelle par exemple (Rigouste, 2009), de l’urgence (Honig, 2009) ou de la catastrophe – dans le cas de l’écologie (Dupuy, 2002 ; Stengers, 2009). Elle peut faire intervenir des législateurs, des juges, des experts, des scientifiques, des hauts fonctionnaires, des industriels, des lobbies, mais aussi des citoyens ordinaires. »
« La notion d’urgence est au centre des problématiques contemporaines de l’exception, comme le souligne le double sens du terme emergency, qui désigne à la fois l’urgence et l’exception juridique (notamment dans l’expression state of emergency). Lipsky et Smith montrent qu’en qualifiant d’ « urgences » certains problèmes sociaux (le sans-abrisme, les femmes battues, la faim), ce qui ne se fait qu’après un processus mettant en jeu de nombreux acteurs (associations, fonctionnaires, « opinion publique », etc.), les gouvernements autorisent un traitement d’exception, qui déroge aux règles habituelles du traitement administratif des problèmes. Les conséquences en sont considérables sur les modalités de traitement du problème, les dispositifs mobilisés, les personnes visées, les ressources allouées ; et le processus de qualification n’est jamais réellement achevé, car l’urgence du problème ne cesse d’être réévaluée (et contestée) à mesure que le traitement exceptionnel est mis en œuvre. Cette qualification, objet d’une lutte pour la reconnaissance du problème en question, se fait nécessairement au détriment d’autres problèmes ; de même, dans l’application de la politique d’urgence, les ressources extraordinaires allouées sont détournées d’autres usages plus habituels.
Les politiques de l’exception sont donc indissociables d’un processus de qualification de la situation : définir une situation comme exceptionnelle est un choix politique, dont les processus de concrétisation sont toujours diffus et composites (Linhardt et Moreau de Bellaing, 2005). »
« La seconde dimension des politiques de l’exception qui mérite que l’on s’y arrête est constituée par les interrogations sur les conditions de possibilité de la suspension d’une norme. Une politique d’exception est un processus parfois conflictuel qui articule de manière complexe des décisions politiques, des pratiques juridiques et des représentations, qui souvent lui préexistent. En cela, elle prend toujours place au sein d’un contexte qui définit en partie ses moyens d’action.
Les mesures d’exception, c’est-à-dire les décisions particulières de suspension d’une norme, gagnent d’abord à être éclairées par les traditions qui les fondent, les événements historiques à l’occasion desquels elles sont mises en place, et les représentations idéologiques auxquelles elles s’articulent. Les mesures d’exception prises au XXe siècle pour interner des étrangers ou des opposants politiques par exemple, tout comme certaines pratiques de guerre (tortures, utilisation d’armes chimiques, indistinction entre cibles civiles et militaires…), trouvent en partie leur origine dans les politiques coloniales (Lindqvist, 1999 ; Traverso, 2002 ; Le Cour Grandmaison, 2005). Cette origine coloniale de mesures d’exception postérieures peut aussi servir à éclairer les politiques de gestion de l’immigration dans les années 1960 et 1970 (logement, organisation du travail…). Françoise de Barros (2005) montre ainsi le rôle du personnel administratif chargé de l’encadrement colonial des Algériens dans la catégorisation ethnique des populations après l’indépendance de l’Algérie : ce sont les anciens membres de l’administration coloniale qui diffusent l’image des Algériens comme population homogène et spécifique, et qui prônent une politique de séparation et de répartition de cette population sur le territoire urbain.
Cet ancrage historique des politiques de l’exception pose le problème de la continuité de ces politiques dans le temps. Dans ce numéro, l’article d’Amélie Nuq montre comment le fonctionnement des tribunaux pour mineurs sous Franco, juridictions spécifiquement destinées à une catégorie d’âge et dérogatoires vis-à-vis de certains principes du droit commun, s’inscrit dans une tradition qui lui préexiste puisque est conservé quasiment inchangé l’arsenal législatif mis en place au début du XXe siècle. En cela, l’usage d’une telle juridiction ne rendrait pas le traitement des enfants par l’Espagne de Franco « exceptionnel » au regard d’autres expériences historiques. Pour autant, à arsenal juridique constant, le dispositif s’infléchit sous l’effet d’une répression accrue et des finalités du régime.
D’autre part, les mesures d’exception s’inscrivent dans les manières d’agir et de penser des collectivités dans lesquelles elles sont prises. La juridiction de transition mise en place en Afrique du Sud par exemple, la Commission vérité et réconciliation, peut relever d’une analyse en termes d’exception puisqu’il s’agit bien d’une solution apportée à une période jugée exceptionnelle (le « post-apartheid »), présentée comme contrainte par la nécessité et qui affirme conjointement la priorité du politique (au sens de la visée d’un bien supérieur : réconciliation nationale et rétablissement d’un État de droit) et la suspension partielle du droit (Garapon, 2004). Non seulement les procédures de justice réparatrice (restorative justice) mises en place prennent le contre-pied du modèle occidental d’une justice rétributive et punitive (Lefranc, 2002), mais elles mobilisent des éléments hétérogènes au droit en tant que tel : religieux – usage d’une rhétorique prophétique –, moraux – confusion de l’ordre de l’amnistie et de l’ordre du pardon –, psychologiques et affectifs – appel à la pitié comme sentiment démocratique, spectacularisation de la parole et des émotions – et même anthropologiques – recours ritualisé à certains concepts africains traditionnels (Cassin et al. éd., 2004). Sorties de leur contexte, certaines mesures d’exception peuvent se révéler incompréhensibles, comme les tribunaux Gacaca au Rwanda, ou scandaleuses, comme les lois d’impunité en Amérique latine (Condé, 2004).
Les politiques de l’exception recomposent donc des éléments qui leur préexistent, mais qu’elles agencent de façon nouvelle. C’est ce que montre, par exemple, l’étude du traitement de problèmes sociaux comme les urgences réalisée par Lipsky et Smith : ce qui caractérise ce traitement d’exception est justement l’utilisation du réseau d’associations spécialisées dans les problèmes à traiter. Ici le travail associatif préexistant est ressaisi par l’État, qui y trouve un intérêt (acteurs déjà sur le terrain, bénéfice de l’image positive des associations, moindre coût en termes d’organisation bureaucratique…) mais au prix d’un conflit entre les logiques bureaucratiques – l’équité entre les bénéficiaires – et celles des associations – la réactivité aux situations individuelles. »
« Les études contemporaines de l’exception montrent que les populations ciblées par des mesures d’exception sont loin d’être passives. Tout d’abord, les acteurs qui sont censés mettre en œuvre les mesures d’exception ne les appliquent pas nécessairement de façon mécanique ni unilatérale. Non seulement ils agissent selon des schémas qui ne sont pas nécessairement congruents avec ceux de la mesure d’exception, ou qui n’ont pas été pris en compte par les décideurs, mais ils entrent en interaction, multipliant les possibilités pour l’ensemble du processus d’aboutir à des résultats inattendus. Emmanuel Blanchard (2006) analyse ainsi les réticences des inspecteurs des Brigades des agressions et violences dans l’application de la logique de « guerre contre-révolutionnaire » prônée et mise en place par Maurice Papon pour lutter contre le FLN. Dans le même registre, Alain Bancaud (2002) montre que les pratiques professionnelles des juges sous Vichy oscillent entre subordination et relative neutralisation de la politique d’exception décidée par l’autorité administrative.
Quant aux individus visés par les politiques de l’exception, on ne peut postuler a priori qu’ils n’interagissent pas avec les dispositifs qu’elles mettent en place. Une communauté n’accueille pas passivement une mesure d’exception impulsée de l’extérieur et susceptible de modifier ou de déstructurer ses cadres économiques, sociaux et culturels, par exemple dans le cas de politiques humanitaires (Sliwinsky, 2007) ou de la mise en place d’un tribunal pénal international (Condé, 2004). Des mesures d’exception peuvent même être mises en échec, détournées voire retournées, par exemple au profit de revendications identitaires, par des acteurs minorisés – y compris dans les situations les plus difficiles, comme à l’intérieur d’un camp (Agier, 2004 ; Fisher, 2005 ; Rahola, 2007). Marc Bernardot (2008) analyse ainsi le camp comme répertoire d’actions collectives et modes inédits et innovants de structuration de groupes, liés à la situation d’exception elle-même. Les populations exposées peuvent se réapproprier l’espace et l’expérience du camp, mais aussi les catégories culturelles qui les définissent, perturbant ainsi sa gestion. »
« Enfin, les effets des mesures d’exception sont plus complexes que ce que l’idée d’état d’exception comme situation d’oppression peut laisser entendre. Le traitement classique des mesures d’exception en fait des éléments intrinsèquement conservateurs, puisqu’il s’agit, par la suspension temporaire des règles communes, de maintenir une unité menacée dans sa sécurité. On pourrait en effet considérer, conformément au double usage qu’il est possible de faire du verbe latin excipere – d’une part « excepter, exclure » et d’autre part « recevoir, recueillir, mêler une chose à une autre » –, que l’exception confirme, voire renforce dans tous les cas la règle (Cassin, 2007). Soit qu’elle s’articule à un geste d’expulsion, de mise à l’écart servant à construire l’unité du groupe (Le Blanc, 2010), soit qu’elle aboutisse à une promotion, une intégration ou une assimilation. C’est par exemple le cas dans les États de l’Ancien Régime où pouvaient être octroyés à certains individus, par le biais des suppliques envoyées aux souverains, privilèges, exemptions et franchises. D’après Massimo Vallerani (2009) qui a étudié Bologne au xive siècle, ce système des suppliques faisait partie intégrante d’un véritable « gouvernement de l’exception », une technique efficace qui renforçait le pouvoir du seigneur et qui permettait tout à la fois d’étendre le champ d’action de l’administration d’État.
Cependant, il existe aussi des politiques de l’exception à visée transformative, dont l’objectif n’est pas le retour à un état antérieur. L’exemple extrême de telles politiques est la praxis révolutionnaire, par laquelle l’ordre légal est suspendu pour permettre l’expression du pouvoir constituant et la fondation d’un ordre nouveau (Negri, 1997). Pierre Sauvêtre montre bien, dans sa note sur la notion d’exception dans la réflexion du philosophe Alain Badiou, que le lien à la révolution est constitutif de la pensée contemporaine de l’exception, dont la théorisation de la « dictature du prolétariat » est une étape centrale. Mais on peut aussi constater l’existence de politiques d’exception transformatives plus limitées : modes alternatifs de règlement d’un conflit civil ou militaire qui visent à générer la « ré-conciliation » d’une communauté par la mise en place d’un nouveau pacte politique (Lefranc, 2002 ; Cassin et al. éd., 2004) ; ingérence humanitaire (Atlani-Duault et Vidal, 2009). Les mesures de discrimination positive analysées par Daniel Sabbagh dans ce numéro ont également une visée transformative : si elles sont « plus ou moins étroitement associées à un idéal d’intégration sociétale », elles visent à « contrecarrer des pratiques profondément ancrées dans le tissu social ». »
« L’intégration de ces dimensions à la question de l’exception permet de penser à nouveaux frais l’hypothèse d’une généralisation en cours de l’exception. Le prisme des politiques de l’exception permet de mettre en lumière trois aspects (en partie contradictoires) d’un tel processus : l’intégration de l’exception dans le droit, sa désétatisation partielle et la multiplication d’espaces restreints d’exception. »
« La généralisation de l’exception passe paradoxalement par le droit. L’intégration de l’exception dans le droit repose en premier lieu sur des processus intrinsèquement liés au travail du droit ou à l’éventualité de sa suspension.
Tout d’abord, la plasticité du droit permet la prolifération d’exceptions en son sein. L’autonomie dont disposent les autorités d’application et d’interprétation permet de donner un fondement juridique à de nombreuses décisions, même les plus exceptionnelles, comme un coup d’état militaire (Troper, 2007). En outre, le caractère malléable des règles et des lois permet aux autorités judiciaires et administratives de jouer du droit pour produire du non-droit, comme le montre la production massive de situations irrégulières par l’usage qui est fait de la législation sur l’immigration (Ferré, 1997 ; Valluy, 2009).
Ensuite, le droit et l’exception vont de pair dans la codification juridique de l’état d’exception. L’état d’exception est une limitation du droit par le droit, une exception normée à la norme. Comme le résume Michel Troper (2007), l’exception est toujours définie et qualifiée par le droit, elle est « toujours la mise en œuvre d’un régime juridique que l’on substitue à un autre conformément à une règle juridique supérieure » (2007, p. 171). Il est donc fréquent que la loi, et parfois même la constitution (Rossiter, 1948 ; Ferejohn et Pasquino, 2004), prévoient explicitement l’institution d’un état d’exception, reposant sur des mesures permettant, par exemple, le passage de l’autorité civile aux institutions militaires, l’attribution de la souveraineté au seul pouvoir exécutif, la suspension par ce dernier de certaines règles de droit (notamment celles qui touchent aux libertés publiques). Cet état d’exception a alors une durée limitée et est encadré légalement de manière à garantir le retour à la situation normale.
Enfin, sans que l’on puisse parler pour autant d’état d’exception, les régimes constitutionnels modernes permettent souvent un empiétement de l’exécutif sur les autres pouvoirs (Paye, 2004), par exemple par l’édiction autonome de règles de droit (décrets, arrêtés présidentiels ou circulaires ministérielles).
Cependant, le prisme des « politiques de l’exception » permet de saisir également des modifications d’un autre ordre dans le rapport entre l’exception et le droit : une « dilution » de l’exception dans l’appareil juridique ordinaire, mettant en cause la généralité de la loi et l’équité formelle de son application. Cette dilution passe par une inclusion explicite dans le droit de motifs originellement liés à l’exception comme suspension du droit : mesures de police particulières et limitées dans le temps, suspension des libertés individuelles, emploi de moyens extraordinaires pour lutter contre un péril, et extension de ces moyens au gouvernement régulier de la société. »
« Mireille Delmas-Marty, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, insiste à plusieurs reprises sur ce processus de « normalisation » de l’exception par le biais de ses développements juridiques. À l’exception traditionnelle comme suspension des garanties de l’État de droit, elle oppose le « détournement » ou le « contournement » de l’État de droit. Elle insiste sur la rupture que constituent les attentats du 11 septembre 2001 dans la manière dont les États introduisent de l’exception dans le droit : cet événement a en effet été l’occasion d’une considérable accélération des transformations des codes pénaux et des codes de procédure pénale des pays occidentaux. L’exception ne passe essentiellement plus par le recours à des clauses constitutionnelles permettant la mise en place d’emergency powers, mais par une prolifération de mesures et de dispositifs juridiques dérogatoires mais « réguliers », bien que parfois limités dans le temps (Manin, 2008). Initialement introduits pour lutter contre des formes dures de criminalité (terrorisme, grand banditisme, criminalité organisée), ces dispositifs juridiques d’exception contaminent peu à peu l’ensemble du droit pénal en raison de leur élargissement et de leur pérennisation. L’exception ne prend donc pas seulement la forme de la suspension de certaines lois ou règles mais également celle d’une prolifération normative – notamment via la jurisprudence – qui n’interfère pas nécessairement avec le droit existant mais vient au contraire l’alimenter et l’enrichir.
Les politiques de l’exception peuvent donc faire usage du droit en introduisant en son sein des dispositions d’exception visant seulement certains groupes ou certains actes. Les états d’exception au sens traditionnel, prévus par la Constitution, les états de siège ou les états d’urgence, deviennent parallèlement des outils peu utilisés ; en France, l’état d’urgence, relevant d’une loi coloniale de 1955, a bien été appliqué lors des émeutes de 2005, mais pendant une brève période, une intervention du Conseil d’État y ayant rapidement mis fin. Comme l’explique Mathieu Carpentier dans l’article que nous publions, le paradigme de la dictature constitutionnelle, selon lequel un dictateur peut prendre temporairement les pleins pouvoirs, selon des formes prévues par le droit, est inadéquat pour rendre compte des mesures d’exception contemporaines, et les emergency powers sont devenus largement obsolètes.
Ce glissement de la « suspension » au « détournement » et à la « dilution » dans l’usage de l’exception a pour conséquence une forme de « normalisation » de l’exception, notamment parce que les mesures prises ne sont pas nécessairement définies comme provisoires et sont donc amenées à se maintenir, à se routiniser au point de s’intégrer aux techniques de gouvernement « ordinaires ». C’est le problème que posent notamment les dispositifs de lutte contre le terrorisme, puisque des mesures justifiées par l’urgence se trouvent paradoxalement inscrites dans une guerre de longue durée à caractère essentiellement préventif (Bigo et Bonelli éd., 2008). »
« Aujourd’hui, des régimes hétérogènes et des échelles de droit variées (national, régional, international, transnational) se jouxtent, se complètent ou s’opposent. Le droit ne se confond plus avec l’État national, il l’outrepasse, entraînant une complexification des rapports entre le politique et le juridique. Les États modernes étant intégrés dans des institutions régionales et internationales, ces échelles contribuent à limiter la centralité de l’État dans la production de la norme, y compris dans les domaines qui lui sont habituellement réservés. Michael Hardt et Antonio Negri vont jusqu’à voir dans ces transformations l’inauguration d’une « nouvelle forme mondiale de souveraineté », qu’ils appellent « l’Empire » (Hardt et Negri, 2000, p. 16). Par exemple, une caractéristique importante des dernières lois antiterroristes réside dans le fait qu’elles ne résultent plus, comme les législations précédentes, d’initiatives nationales relativement indépendantes les unes des autres, mais qu’elles sont promues par des institutions telles le G8, le Conseil de l’Europe ou l’Union européenne. Cette multiplication entraîne une possible concurrence entre les systèmes de normes, et donc la création d’exceptions au sein d’un système donné. L’activité pénale internationale (qui repose sur l’idée que pour les crimes les plus graves, il existe des principes normatifs qui transcendent les droits étatiques) peut ainsi être lue comme la source d’interférences dans les affaires internes des États (Condé, 2004). L’ingérence humanitaire d’instances internationales, sous prétexte de situations d’urgence, à l’intérieur des frontières d’un État souverain, est un autre exemple de ces conflits de normes (Atlani-Duault et Vidal, 2009). En l’absence d’un système supranational unifié et homogène, des problèmes de hiérarchie des normes ou d’incohérences de ce « nouvel ordre juridique international » se posent, ouvrant la possibilité d’une restauration d’un simple rapport de force entre États, comme tend à le prouver l’échec des organisations internationales (Nations unies) comme des associations humanitaires à faire respecter par les États-Unis la convention de Genève à Guantánamo (Colliot-Thélène, 2008). Cette complexité nouvelle peut déboucher, au niveau international, sur une fragilisation de l’État de droit et de l’égalité juridique entre les citoyens des différents pays.
Cette mise en concurrence des systèmes normatifs peut à l’inverse limiter la prolifération des politiques de l’exception, en ouvrant la possibilité d’un contrôle et d’une restriction des mesures d’exception prises à l’échelle nationale de la part des institutions régionales et internationales (McGoldrick, 2004), comme les cours de protection des Droits de l’homme. L’entretien réalisé avec Mireille Delmas-Marty permet ainsi de montrer la centralité en Europe de l’article 15 de la Convention européenne des Droits de l’homme sur la protection des individus et de sa clause sur les circonstances exceptionnelles qui peuvent être invoquées pour lever cette protection. La Cour européenne des Droits de l’homme peut contrôler et limiter l’utilisation que les États font de cette clause d’exceptionnalité, et interdire par exemple l’usage de la torture au sein de l’espace européen, y compris au nom de la lutte contre le terrorisme international. La moindre centralité de l’État dans la production des normes a donc des conséquences ambiguës sur l’exception, créant ou limitant, selon les cas, les possibilités de suspension des règles.
Plus généralement, l’État n’est pas un acteur unique et monolithique des mesures d’exception (Guild, 2003) puisque l’application de ces mesures passe nécessairement par la mobilisation d’éléments qui leur sont extérieurs comme les entreprises privées, par exemple les médias (Fassin et Vasquez, 2005 ; Tsoukala, 2006), ou du moins distincts, capables d’une certaine autonomie, comme des laboratoires de recherche ou des associations. Ainsi le traitement des situations d’urgence sociale, analysées par Lipsky et Smith, fait intervenir des associations auxquelles l’État délègue le traitement de ces problèmes. »
« À ces deux mouvements de judiciarisation et de désétatisation de l’exception, un troisième vient s’ajouter, certainement le plus visible, et sur lequel la littérature est abondante : la spatialisation de l’exception, à savoir la création d’espaces limités dans lesquels les normes générales se trouvent suspendues. Comme l’explique Mathieu Carpentier, la dissémination de l’exception dans le droit est paradoxalement contemporaine de sa concentration extrême, sous la forme d’une « déterritorialisation juridique et géographique » dans certains espaces : camps, centres de rétention, zones de transit…
On assiste aujourd’hui à une multiplication de ces zones d’exception, comme mode de gestion des conflits militaires ou civils, de crises alimentaires ou de catastrophes environnementales (Bernardot, 2008 ; Fassin et Pandolfi éd., 2010). L’internement administratif apparaît tout particulièrement comme la version la plus perfectionnée d’un mode exceptionnel de surveillance et d’enfermement extrajudiciaire. La diversité des finalités attachées à la prolifération de ces espaces d’exception empêche de les dénoncer ou de les condamner unilatéralement : ils s’imposent en même temps comme des outils de répression et de protection, et leur fonction de pacification de l’espace public se réalise à la fois sous une forme assistancielle, voire humanitaire ou immunitaire (Brossat, 2003), et par une brutalisation extrême de modes d’enfermement qui viennent suspendre ou fragiliser les droits élémentaires des individus. Autour de ces espaces d’exception, un ensemble de conflits politiques s’organisent, sur la question de la qualification de ces zones (la Cimade utilise par exemple le terme de « camps » à propos des zones d’attente et des centres de rétention), sur les possibilités pour les organisations non gouvernementales d’y intervenir, sur leur compatibilité avec les normes démocratiques, etc.
Ces trois mouvements nous semblent constituer des éléments fondamentaux pour analyser la généralisation contemporaine de l’exception, et expliquent peut-être le brouillage qui entoure aujourd’hui cette notion : en troublant le rapport entre l’exception et la norme, et entre l’État, la loi et le territoire, ces transformations rendent les politiques de l’exception à la fois plus centrales et plus difficiles à saisir. »
« Si nous avons commencé par définir les mesures d’exception comme des suspensions d’une norme, après les réflexions esquissées ci-dessus, il apparaît que le rapport entre l’exception et la règle qu’elle suspend est plus complexe. Un tel schéma suppose en effet une primauté logique de la règle, qui n’est suspendue que dans un deuxième temps ; mais il peut être possible de penser à l’inverse la « primauté de la procédure d’exception sur la loi » (Paye, 2004), c’est-à-dire la primauté du fait sur la règle qu’il fait naître. Paolo Napoli montre, dans son article sur la naissance de la mesure de police, que l’institution policière s’est historiquement construite en dehors du droit, comme pouvoir de fait qui ne se trouve juridicisé que progressivement. Par conséquent, ce n’est pas l’application de la loi qui est au centre de l’activité policière, mais la mesure de police. Ce qui fait sa spécificité est de ne pas pouvoir être réglée par des principes d’action généraux, mais de constituer une adaptation à une situation toujours exceptionnelle, c’est-à-dire à la fois singulière et exigeant un traitement approprié. La mesure de police, comme modalité créative de l’agir policier face à l’imprévu d’une situation, est première, et non la loi. Comme le détective dans le texte de Boltanski, la police vise le maintien de l’ordre social, et non l’application du droit. »
« L’exception peut alors apparaître comme le révélateur de la primauté du fait sur le droit. Comme le soulignent Napoli, Boltanski et Lipsky et Smith, dans des domaines pourtant très différents, elle valorise l’efficacité et l’adaptation à une circonstance singulière au détriment d’une recherche d’égalité ou de vérité. C’est peut-être ce qui permet d’expliquer la très grande diversité des finalités à l’œuvre dans les politiques d’exception. Si le droit vise la réalisation de la justice, le fait, et donc l’exception qui vient le prendre en considération, ne sont pas a priori en lien avec la justice : qu’il s’agisse de normaliser la jeunesse, de traiter une urgence sociale, de sortir d’une crise mettant en péril l’unité d’une communauté politique, de réparer une discrimination ou de résoudre une énigme, les différents exemples de suspension de la norme présentés dans ce numéro poursuivent des finalités qui ne sauraient se réduire aux visées du droit. Pour employer le vocabulaire développé par Luc Boltanski, ce n’est pas le pouvoir du souverain ou la primauté de la loi que l’exception entend sauver, mais bien la réalité elle-même, l’ordre social en tant qu’il a un sens.
C’est pour cela que l’exception joue un rôle central lorsque les conditions minimales d’exercice du droit ne sont plus remplies, par exemple suite à une guerre civile. L’exception acquiert alors un rôle particulier dans la restauration des conditions propices à l’existence même de la société, un temps menacée. Comme le montre le travail d’Anne Simonin sur l’indignité nationale, c’est justement parce que les faits (la conspiration, la collaboration) ont débordé les cadres du droit réglant la vie commune qu’il est nécessaire de rompre consciemment ces cadres, par des juridictions d’exception agissant hors du droit normal, notamment par leur rétroactivité : la prise en compte par le droit de faits que le droit existant ne peut saisir passe nécessairement par une politique de l’exception. À ce titre, Anne Simonin affirme que les juridictions d’exception à la Libération ont paradoxalement été trop liées au fonctionnement normal du droit pour permettre leur pleine efficacité.
C’est certainement cette capacité à réarticuler les faits et les normes qui constitue le cœur de la créativité à l’œuvre dans les politiques de l’exception. La diversification de leurs motifs, l’intégration d’éléments non étatiques, la plus grande porosité du droit à l’intégration de l’exception, la spatialisation même de ces politiques, induisent de nouvelles possibilités d’utilisation de l’exception comme outil de changement social. La généralisation de l’exception permet une transformation du rapport à la norme, ouvrant de nouvelles possibilités à la fois pour les États et pour ceux qui en combattent les logiques autoritaires. »
« Cette productivité de l’exception constitue peut-être une piste féconde pour repenser un projet de transformation sociale qui ne se réduise pas à la production de nouvelles règles, mais qui propose une articulation nouvelle du rapport entre la société et ses lois : l’expérimentation permanente, par en bas, d’exceptions émancipatrices, plutôt que l’instauration, par en haut, d’une nouvelle normalité. »
Articles
- Amélie Nuq, Des juridictions d’exception pour « protéger » et « redresser » la jeunesse ? Les tribunaux pour mineurs sous la dictature franquiste (1939-1975)
- Luc Boltanski, Une étude en noir
- Mathieu Carpentier, État d’exception et dictature
« Que veulent nous dire ces histoires ? En quoi sont-elles liées à la période historique – la fin du XIXe siècle et le premier tiers du XXe siècle – qui les a vues naître ? Pourquoi ont-elles fasciné plusieurs générations de lecteurs et pourquoi trouve-t-on aujourd’hui encore de l’intérêt à les lire, comme en témoigne leur republication régulière dans des éditions de poche ? L’argument que nous développerons est que l’objet principal de ces histoires réside dans la façon dont elles mettent en scène l’État de droit et ses contradictions.
Un premier élément lie le développement du paradigme indiciaire aux problèmes nouveaux que rencontre le pouvoir pour contrôler des sociétés dans lesquelles l’accroissement de la mobilité géographique, la formation de vastes concentrations urbaines et aussi le développement de la lutte des classes font courir un risque constant à l’autorité de l’État et à la stabilité de l’ordre social (Kalifa, 2005). L’invention de méthodes permettant l’identification des individus et, particulièrement, la réidentification des criminels récidivistes – comme la technique des portraits-robots mise au point par Bertillon ou celle des empreintes digitales développée par Galton – constituerait ainsi une réponse au control gap résultant de la diminution des formes locales de dépendance et de contrôle (Beniger, 1986).
Sur un plan politique, la période considérée est marquée d’un côté par un accroissement des ambitions de l’État à contrôler les populations qui résident sur le territoire où il exerce son pouvoir, c’est-à-dire sur ce que l’on appelle, à partir de la première moitié du XIXe siècle, la société, comme ensemble largement identifié avec les frontières de l’État-nation (Nisbet, 1993), et, de l’autre, par le développement de logiques de gouvernement s’inspirant à des degrés divers du libéralisme. Ces dernières prennent appui d’une part sur de nouvelles techniques administratives de totalisation d’ordre statistique ou comptable et sur des techniques d’identification des individus (Desrosières, 1993 ; Foucault, 2004), c’est-à-dire des citoyens, comme les papiers d’identité (Noiriel éd., 2007) ou comme les techniques de repérage identitaire reposant sur des indices physiques qui ont attiré l’attention de Carlo Ginzburg (1989). Dans les deux cas, le problème est de gérer à distance des individus formellement libres, soit en rendant leurs conduites calculables et prévisibles de façon globale et sous la forme d’agrégats, soit en les rendant individuellement contrôlables c’est-à-dire – en utilisant un terme anachronique – en assurant leur traçabilité.
On peut reprendre ici l’opposition, développée par Michael Mann, entre États absolutistes et États constitutionnels ou entre ce qu’il appelle le « pouvoir despotique » de l’État et son « pouvoir infrastructural » (Mann, 1984). Dans le cas du pouvoir despotique, l’élite d’État, concentrée autour d’un souverain, possède sur les sujets un pouvoir « quasi illimité ». Mais ce pouvoir ne peut s’exercer pleinement que dans la proximité. Celui qui parvient à se soustraire au regard de l’élite d’État et de sa police est difficilement rattrapé. À l’inverse, dans le cas du pouvoir infrastructural, caractéristique des « démocraties capitalistes », mais aussi pourrait-on dire des modes de gouvernance d’inspiration libérale, le pouvoir de l’État est contrôlé et limité par le droit. En même temps, le pouvoir tend à s’infiltrer dans toutes les sphères de la vie sociale en sorte qu’il devient très difficile à un citoyen de passer inaperçu et d’échapper au contrôle de l’État.
Un des effets du passage du pouvoir despotique au pouvoir infrastructural a été de supprimer les privilèges statutaires, notamment en matière de justice. Face à la loi, les citoyens se sont retrouvés formellement égaux. Mais c’est dire aussi qu’ils se sont retrouvés tous également suspects, au moins en principe, au regard de l’État et de sa police. Sous l’effet conjugué de la mobilité géographique et de l’urbanisation d’un côté, et de l’égalité politique de l’autre, chacun a pu faire l’expérience de son « impuissance » en se découvrant plongé dans une « totalité sérielle » dans laquelle il considère chacun de ceux avec lesquels il entre en interaction « de loin », et le considère par là non dans la « réciprocité » mais dans « l’altérité » (Sartre, 1960, p. 339-342).
C’est cette structure d’altérité sérielle qu’exploite, en premier lieu, le récit policier originel. Elle prend sa forme la plus éclatante dans la nouvelle de Robert Louis Stevenson, Dr Jekyll et Mr Hyde, qui constitue le paradigme des innombrables constructions narratives dans lesquelles le personnage qui se présente précisément comme le plus inoffensif, celui qui est par excellence moralement respectable et, par là, le plus insoupçonnable, se révèle être aussi le plus amoral et le plus criminel. Comme Dr Jekyll et Mr Hyde, il est à la fois non seulement selon la perspective sous laquelle on le considère, mais aussi en réalité – en soi –, la charmante vieille dame et l’empoisonneuse, le clergyman austère et l’escroc sans scrupules, le jeune avocat responsable et le tueur en série, etc.
Mais même si de telles dualités identitaires sont actualisées, dans le récit policier originel, sous leur forme négative et inquiétante, elles n’en sont pas moins caractéristiques des sociétés libérales modernes, profondément ambiguës au sens où l’identité des personnes s’y trouve définie par référence à des processus contradictoires (Bull, 1999). Soit, d’un côté, des processus qui assignent aux personnes une position déterminée dans des structures de domination – entre les genres, entre les races, entre les nations –, et, par excellence, avec le triomphe du capitalisme, entre les classes sociales. Et, de l’autre, des processus d’émancipation qui proposent à ces mêmes personnes un idéal d’égalité formelle, d’ordre purement juridique. Mais cela à condition qu’elles abandonnent toute prétention à modifier la position qui leur est assignée dans des structures. Or, ce sacrifice, qui suppose le renoncement à toute forme de violence, qu’elle soit individuelle ou collective, au profit de la domination exercée par l’État de droit, seul détenteur de l’exercice de la violence légitime – selon la célèbre définition de Max Weber –, a pour contrepartie des bénéfices ambigus. Ils ne sont pas entièrement illusoires ou fictifs, ce qui permettrait, une fois éprouvée leur complète inefficacité, de refuser d’y consentir. Mais ils se révèlent profondément incapables, à eux seuls, de modifier des structures de domination auxquelles les droits individuels se superposent quand ils ne les renforcent pas. La duplicité identitaire doit sa capacité à tenir le lecteur en haleine et à le captiver de génération en génération, au fait qu’elle constitue une dimension fondamentale de l’identité de tous les êtres, ou presque, dans les sociétés modernes (Bauman, 1991), dominées par des États-nations fondés sur des formes libérales de justification. Le récit policier dévoile une propriété centrale de ces sociétés qui est d’être, indissociablement, des sociétés de la reconnaissance et des sociétés du mépris (Honneth, 2006).
Dans les anciennes communautés, une forme de liberté pouvait être expérimentée par les acteurs, mais surtout en tant que membres de la communauté par rapport à des pouvoirs extérieurs, c’est-à-dire au prix non seulement d’un renoncement aux écarts de conduite individuels, facilement pointés du doigt comme extravagances coupables, mais à celui du rejet de toute multiplicité identitaire, immédiatement condamnée comme duplicité morale. À l’inverse, les sociétés libérales modernes rapprochent des individus ambivalents, ne serait-ce que parce qu’ils sont à la fois, et sous les mêmes rapports, émancipés et dominés, ce qui confère à leur identité un caractère contradictoire. »
« Le détective, par ses qualités surhumaines, montre que l’ordre peut être maintenu malgré la défaillance de l’État, c’est-à-dire malgré les limites qu’il impose à l’action de ses agents. La faiblesse de l’État tient au fait qu’il se trouve enchaîné à la légalité, qui en constitue l’assise légitime, et, particulièrement, aux exigences d’égalité dans le traitement des prévenus. Or cette égalité de traitement n’est pas ajustée à la réalité telle qu’elle se présente dans une société de classes. Le policier le mieux formé et le mieux intentionné ne peut simplement pas éviter ou arrêter les troubles graves que la criminalité d’élite peut causer à l’ordre public avec les moyens qui conviennent aux désordres ordinaires, c’est-à-dire avec les seuls moyens qu’autorise le respect de la légalité.
La contradiction que le récit policier originel met en scène, et qu’il dévoile et dissimule d’un même geste, n’est donc rien d’autre que celle que rencontre l’État de droit quand il se superpose à une société capitaliste de classes. Cette contradiction, encastrée dans un certain ordre social, est d’autant plus dérangeante et apparente que cet ordre est en cours d’instauration. Elle affecte des espèces catégorielles incompatibles mais néanmoins nécessaires à sa réalisation. La dissociation du détective et du policier témoigne de cette contradiction en rendant manifeste que l’État ne peut accomplir pleinement les objectifs qui justifient son existence – assurer l’ordre public – avec les seuls moyens qu’il est en droit de mettre en œuvre et qu’il s’accorde officiellement. Ou encore que, derrière l’évidence de l’ordre légal, doit être maintenue la référence implicite à un ordre de rang supérieur, que l’on peut appeler un ordre moral. Ce dernier ne se présente pourtant pas sous la forme d’un contre-ordre, réservé aux seuls détenteurs du pouvoir. Ce serait le cas s’il contestait ou s’il relativisait, en sous-main et dans les instances du secret, ou au nom de la raison d’État, la valeur des règles publiques sur le respect desquelles repose l’ordre légal. Cet ordre supérieur, rendu manifeste quand les relations sociales entre les citoyens s’ajustent spontanément aux structures hiérarchiques de la société, est au contraire celui que l’ordre légal cherche à atteindre, mais, avec les moyens grossiers qui sont les siens, sans y parvenir complètement. Lorsque cet ordre est menacé, c’est précisément en s’écartant de la règle qu’il demeure possible de rester au plus près de l’esprit de la règle et, par conséquent, d’en réaliser la puissance. »
« La figure du détective est donc bien, à proprement parler, elle aussi souveraine parce qu’il lui est donné de se substituer à l’État pour réaliser ce que l’État libéral, dans une société démocratique-capitaliste, ne peut pas faire sans rendre patente la contradiction qui l’habite ; ou, au moins, ne peut pas faire tout le temps, pas officiellement, pas sans risquer de réveiller la critique et de susciter opposition et rébellion. C’est-à-dire, d’un même mouvement, accomplir les actions en justice qui appartiennent à la souveraineté, et, par un acte souverain, s’y soustraire (Agamben, 1997). Le détective, c’est l’État en état d’exception ordinaire. »
Notes
- Daniel Sabbagh, La discrimination positive : une « politique de l’exception » ?
- Pierre Sauvêtre, Exception et révolution. Sur la dialectique de l’exception chez Alain Badiou
Traductions
- Michael Lipsky et Steven Rathgeb Smith, Traiter les problèmes sociaux comme des urgences
- Paolo Napoli, Mesure de police. Une approche historico-conceptuelle à l’âge moderne
Paru dans le dossier que la revue italienne Quaderni storici a consacré aux « systèmes d’exception », cet article explique pourquoi l’action policière se situe toujours dans une zone grise, au croisement de la force et de la loi. Exposée au danger et elle-même facteur de danger, la police moderne ne peut se soumettre strictement aux conditions fixées par la loi. Elle y échappe en partie, ouvrant ainsi le règne de la « mesure », adaptable aux situations et justifiable en fonction d’elles. En cela, la « mesure de police » relève sans doute d’une politique de l’exception continue.
« Les pages qui suivent se contenteront de tracer les quelques lignes de fuite d’une question qui, depuis l’époque médiévale, a incité les institutions politiques et religieuses à trouver les instruments de gouvernement leur permettant d’assurer l’ « ordre public » au sein d’une communauté. Je ne parlerai donc pas des pouvoirs, mais plutôt de leurs moyens. L’utilisation et surtout l’abus de ces moyens nous renvoient à l’actualité, puisque le problème du rapport entre l’étalon de la loi et celui de l’ordre – on retrouve là le vieux couple hobbésien law and order – a de nouveau émergé en 2001, lors du G8 de Gênes. Ce rapport véhicule une charge de tensions très fortes, nonobstant les garanties d’un État de droit qui devrait pourtant rechercher l’harmonie entre la loi et l’ordre plutôt que de choisir l’une ou l’autre. De nombreux événements, parmi lesquels ceux du G8 de 2001 dont la portée et la résonance furent internationales, mais aussi d’autres, plus ordinaires, montrent qu’il est difficile, et parfois illusoire, de faire tenir sur un même socle les principes du droit et la logique sécuritaire. Ce serait faire preuve de légèreté que de penser que des événements aussi graves que ceux de Gênes sont simplement la marque d’une explosion de violence aveugle, exercée par des gardiens de l’ordre poussés à bout dans le cadre d’un scénario insidieux de guérilla urbaine. En réalité, ce type de situation ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée comprend, quant à elle, toutes les situations ordinaires, plus silencieuses, qui mettent en jeu la difficile coexistence entre la rationalité de la loi et la rationalité de la mesure.
Si l’on veut comprendre en quoi consiste un dispositif comme la mesure de police, on ne peut faire autrement que d’évoquer l’histoire de l’institution éponyme. D’autres voies pourraient certes être empruntées. On pourrait par exemple tenter de trouver une réponse du côté de la philosophie spéculative, comme le fit Hegel au début du XIXe siècle (Hegel, 2003, § 231 et suiv.). Mais seule une approche historique permettra de saisir la complexité de cet organisme ayant marqué la modernité politique de l’Europe continentale. À ce propos, on ne peut ignorer un élément décisif : la police, à ses débuts, n’est pas une entité juridique, mais un pouvoir de fait. Si son histoire est aussi celle de sa progressive inclusion dans le monde du droit, sa matrice, elle, est liée aux pratiques concrètes de la communauté dans laquelle elle a vu le jour, précédant toute forme d’élaboration savante. Aucune lecture sociale, institutionnelle ou historico-juridique ne peut ignorer cette naissance ambiguë de la police, qui la situe dans un espace indifférencié entre le droit et le fait. En ce sens, on peut parler d’une institution-limite : ni tout à fait dans, ni tout à fait hors du périmètre du droit, elle exhibe tous les traits paradoxaux de la forma fluens. De cette indistinction primitive sont issues d’autres ambiguïtés sur lesquelles juristes et philosophes n’ont cessé d’attirer l’attention. Il suffit de penser au célèbre passage de Walter Benjamin, extrait d’un texte récemment glosé par Jacques Derrida (1994) ou Giorgio Agamben (1997) : « L’ignominie de la police tient à l’absence […] de toute séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve » (Benjamin, 1971, p. 36).
En des termes moins évocateurs, les juristes ont également souligné cette ambivalence. La théorie du garantismo penale [La théorie du garantismo penale se rattache à la protection des droits fondamentaux dans l’État de droit et, plus généralement, à une vision du droit comme mécanisme de contrôle du monopole de la force étatique. Cette théorie se fonde sur plusieurs principes dont les plus importants sont les suivants : aucune peine sans délit, aucun délit sans loi, aucune loi pénale sans nécessité, aucune action sans faute, aucune faute sans procès, etc. Le philosophe du droit Luigi Ferrajoli est le représentant le plus éminent de ce courant.] notamment rend compte de la manière dont la police, à la différence d’autres instances administratives, est la seule à menacer, physiquement parlant, les libertés fondamentales garanties par la Constitution. La police constitue une menace pour ces libertés, soit en tant qu’instrument du pouvoir judiciaire, soit dans l’exercice préventif de ses fonctions à l’encontre des personnes suspectes ou jugées dangereuses. Administrativement vouée à soutenir l’activité judiciaire, mais dotée d’une marge de manœuvre élastique, la police remet en cause le monopole de la violence institutionnelle détenu, dans un État de droit, par les juges et la loi. De l’indistinction primitive entre le droit et le fait découle une autre, qui donne à la police toute sa singularité : se situant à mi-chemin entre législation et juridiction, elle jouit du pouvoir discrétionnaire de la première et de la force de l’autre, tout en ignorant les frontières et les formes de légitimation qui séparent le législatif et le judiciaire (Ferrajoli, 1989, p. 799). »
« Si la police présente, aux yeux de la science juridique contemporaine, des caractères particulièrement protéiformes, c’est qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de lui reconnaître une physionomie juridique spécifique et achevée. Tout se passe comme si l’État de droit, qui œuvre par la loi (per legem), en en respectant les limites (sub lege), avait besoin d’un terrain neutre sur lequel la qualification normative des comportements puisse rester un processus à l’issue incertaine, qui ne soit jamais tout à fait déterminable par le cadre légal. […]
L’histoire de l’organisme policier ayant, depuis le début, montré une certaine intolérance aux usages réglementaires trop stricts, pèse encore lourdement. Si nous négligeons cette condition de départ qui, comme une sorte de péché originel, hante l’évolution du pouvoir policier, nous ne comprendrons pas vraiment les enjeux qui sous-tendent les discussions récurrentes autour de l’espace d’action de la police, autrement dit autour de la mesure de son exception. »
« La différence entre la loi et la mesure et, surtout, l’absence de fondement en soi de la mesure, vont faire l’objet d’un examen attentif de la part de Carl Schmitt. Avec Schmitt, les prémisses marxistes sont poussées jusqu’à leur terme, même si elles ne sont pas explicitement citées. Dans une conférence intitulée « La dictature du président du Reich d’après l’article 48 de la Constitution de Weimar », prononcée à Iéna en 1924, lors du congrès des professeurs de droit public, le juriste oppose la Rechtsform (forme juridique) à la Maßnahme (Schmitt, 2000). Dans son fonctionnement, celle-ci est entièrement déterminée par la situation concrète et obéit à un objectif pratique ; sa logique se déduit de l’état des choses (Lage der Sache) et de la règle du cas par cas. La Maßnahme n’a donc aucun contenu spécifique ni même une forme authentiquement juridique. Tandis que la sentence du juge est toujours guidée, dans la façon dont elle traite une affaire, par la Rechtsidee (idée du droit), le propre de la mesure, à l’inverse, est d’être orientée par le but qu’elle poursuit face à une situation concrète. En définitive, la Maßnahme est étroitement liée à la clause rebus sic stantibus [La clause rebus sic stantibus (« les choses étant ce qu’elles sont ») est invoquée en droit international public pour justifier, à la suite d’un changement de la situation de fait, les dérogations aux normes des traités qui devraient être observées (pacta sunt servanda).]. »
« Le rapport entre la loi et la mesure ne révèle pas seulement les péripéties de deux catégories du droit moderne, mais trace également les lignes d’émergence, dans l’actualité, du thème de l’exception. Nous revenons donc au problème de départ – la police et le fondement de sa mesure – aussi parce que les faits bien connus du G8 de Gênes en 2001, et l’étrange tournure judiciaire qu’ils ont pris, ne cessent d’inquiéter. La question n’est pas seulement de savoir comment les droits fondamentaux ont ainsi pu être violés et bafoués de manière systématique (encore que ce serait déjà le signe minimal d’une sensibilité « citoyenne »), mais de reconsidérer l’histoire d’une institution, dont les caractéristiques structurelles semblent gravées dans le marbre, au point que nous peinons à les modifier. On ne peut se contenter d’une lecture politique et idéologique – les événements de Gênes sont le signe éclatant d’une droite post-fasciste au pouvoir – qui, quoique pertinente, n’est pas très efficace. Gênes ne représente pas le simple accident de parcours d’une force publique dont la fidélité à la Constitution serait désormais en cause. À Gênes, des enormia ont été commis, perpétrés par un pouvoir d’État « démocratique » qui n’a même pas besoin de prévenir de la suspension de la légalité pour déployer son immense force de frappe. Plus que sur l’exceptionnalité de l’événement, il faut s’arrêter sur la continuité qui existe entre l’action normale et son excès. Celui-ci est moins l’annulation de la règle que l’un de ses attributs intrinsèques. La reconstruction judiciaire des faits du G8 peut rompre une telle continuité en réintroduisant la dimension de responsabilité individuelle et en soulignant l’incomparable gravité de l’événement. Toutefois, si une issue de ce type, signifiant le ralliement de la police à la cause du droit, est incontestablement nécessaire, elle entérine aussi la différence historique radicale existant entre la décision judiciaire et la mesure policière, entre l’illégalité et l’excès, entre la négation du droit (injustice) et la démesure de la norme (abus policier, ou « bavure » pour reprendre l’euphémisme de la langue française).
Alors, qu’en est-il de la mesure de police, une fois brièvement retracée l’évolution de la « mesure » comme critère normatif, qui, de la périphérie du droit, a fini par en occuper les postes de commande comme on l’a vu avec le cas de la loi-mesure dans l’Allemagne contemporaine ? Parce qu’elle est un type particulier du genre de la « mesure », la mesure de police ne peut pas ne pas en passer par les péripéties qu’a connues la mesure en général. D’une part, elle représente un moment de rupture de l’ordre légal et fonde, en cela, le droit, selon certains auteurs. D’autre part, dans un État de droit, la mesure de police s’inscrit dans le périmètre dessiné par la loi, dont l’aspect général et abstrait constitue le prolongement du monde réel. La police finit par la constituer comme le nœud central de tout ordre juridique : elle tient lieu de trait d’union entre le caractère impératif de la loi et l’irréductible multiplicité des actions et des faits. Dans ce cadre général, se déploie un espace que les catégories du droit laissent vacant en raison de leurs limites constitutives. Il s’agit d’un espace dans lequel la distinction entre droit et fait tend à s’estomper et dans lequel la police manifeste toute son ambivalence. D’un côté, elle « mesure » la force étatique et façonne la justice à partir de la loi. En ce sens, elle participe, depuis les aspirations totalisantes de l’Ancien Régime – amplifiées par les chimères historiographiques de la Sozialdisziplinierung (disciplinement social) (Oestreich, 1980) –, du contrôle le plus vaste et le plus capillaire que puisse générer le gouvernement des actions et des choses. De l’autre, la police sert à « mesurer » une force sociale dont elle tolère ou, au contraire, sanctionne les expressions. Baromètre du désordre, elle indique le degré de force non disciplinée par le droit qu’un système social peut tolérer.
Si nous laissons de côté les digressions sociologisantes pour revenir à un discours plus proche du droit et de son histoire, il convient de se libérer du schéma binaire continuité / discontinuité de l’ordre juridique, production déléguée de normes d’un côté / rupture critique de l’autre. L’exceptionnalité de la mesure policière doit être pensée hors de ces oppositions dialectiques faciles. L’histoire de la casuistique normative à l’âge moderne permet en fait de retracer les vicissitudes d’une institution vouée à réduire la distance entre le monde des faits et le monde du droit, lequel, comme tout ordre déontique, a pu constituer l’altérité par excellence. Nous nous approchons alors du problème décisif, dont la formulation pourra sembler abstraite mais qui est, en réalité, déterminée par des raisons purement historiques : sur quoi se fonde cette mesure de police, qui se dérobe au schéma du pouvoir délégué par une instance normative hiérarchiquement supérieure, et, en cela, ne se transforme jamais ipso facto en une méthode d’exception ou de négation des normes mêmes ?
Pour illustrer ce problème davantage que pour donner une solution, il me semble qu’un document français comme le rapport de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) offre des points de repère intéressants. Cette autorité administrative indépendante, qui n’est ni un tribunal ni un conseil de discipline, mais une instance de recours et de contrôle sur les pratiques et les acteurs de la sécurité publique et privée, rédige un rapport annuel concernant les plaintes qu’elle reçoit et au sujet desquelles elle est appelée à se prononcer. Dans le rapport de 2003 par exemple, l’emploi des armes de la part des garants de l’ordre occupe, parmi les cas les plus fréquents, une grande place. Constatant que le manque de rigueur dans ce domaine était particulièrement regrettable, Pierre Truche, le président de l’époque, avait réaffirmé l’absolue nécessité d’une couverture légale intégrale des opérations de police, à la lumière des droits fondamentaux garantis par la Constitution. Selon le rapport, « l’inadaptation des mesures employées est spécialement dommageable lorsqu’elle découle, non d’une mauvaise appréciation de la situation, mais d’une méconnaissance manifeste des textes légaux qui doivent guider chaque étape de la procédure » (Commission nationale de déontologie de la sécurité, 2003, p. 12). Ces conditions étant posées, il est évident qu’une autorité dont la mission est de veiller à la sécurité publique dans un État démocratique ne peut se dispenser de ce type de formulations. Mais voyons les choses qui se cachent derrière les mots. La cible du rapport est-elle vraiment la négligence individuelle qui serait due à une connaissance défectueuse, partielle ou une méconnaissance totale des lois ? D’un point de vue sociologique, focalisé sur la conduite des acteurs en contexte plat, sans épaisseur historique, on peut se contenter de cette explication et rejoindre une conclusion digne du roi Salomon, selon laquelle les policiers se perçoivent comme des agents neutres s’en tenant aux conditions posées par la loi, tout en étant des sujets qui tâchent de réaliser les objectifs qu’ils se sont eux-mêmes fixés (Winter, 1998).
Mais si nous analysons historiquement le jugement de la CNDS, il n’est pas difficile de trouver une explication moins mécanique et plus subtile. L’ « ignorance manifeste des textes légaux » pourrait apparaître comme un attribut presque morphologique de l’action policière, bien que non réductible aux lacunes cognitives des policiers désireux de ne pas apprendre les normes légales. De la même manière, cette ignorance manifeste serait le signe d’une apathie interprétative face à des règles pléthoriques et incohérentes. L’histoire, quant à elle, invite plutôt à considérer cette ignorance de la loi comme une condition nécessaire de l’agir policier, d’une institution qui, généalogiquement, est externe au droit. De par une constitution historique devenue comme une seconde nature, le pouvoir de la police se projette inévitablement sur la matière plus que sur la forme, autrement dit sur la mobilité du réel plus que sur l’invariabilité de la norme. Indépendamment des bonnes intentions ou de la mauvaise foi de ses agents, la police conserve toujours une marge d’action qui devance et dépasse le temps de la réflexion. Cette évidence avait frappé Marx, qui notait que la police n’a pas de mesure en soi, puisque son mode d’existence est toujours conditionné par un objectif à atteindre. Du reste, le problème était déjà clairement exposé dans la littérature monotone des caméralistes du XVIIIe siècle, qui résumaient le travail de l’institution policière au leibnizien plus ultra (Zincke, 1973, p. 63) : la dynamique policière, n’étant jamais cristallisée en soi, est, en dernière analyse, indépendante des valeurs qui devraient la guider. L’idée même de limite lui apparaîtra donc plus comme une question épistémologique que comme un obstacle ontologique. L’ignorance des textes légaux est un acte illicite sur le plan juridique, en plus d’être une trahison sur le plan déontologique, mais c’est aussi l’ultime ressource de la mesure de police. En fin de compte, l’action policière se fonde sur un non-savoir.
C’est ce non-savoir qui représente le trait spécifique et constitutif de la mesure de police ; là est sa vérité la plus radicalement irréductible à l’autorité de la loi. Un autre extrait du rapport de la CNDS de 2003 y renvoie. Au terme d’un panorama des questions principales soulevées par la Commission, le document énonce les raisons qui justifient l’existence d’une telle autorité indépendante :
« La Commission agit comme un révélateur lorsqu’elle constate un dysfonctionnement imputable non seulement aux faits d’une ou plusieurs personnes isolées mais également à une situation et une organisation d’ensemble pouvant conduire à de nouveaux manquements. Par ses recommandations, et comme elle l’a fait depuis sa création, la Commission entend participer aux efforts entrepris pour que la mission confiée aux acteurs de la sécurité ne soit pas entachée par des pratiques qui occultent sa finalité aux yeux du public. » (Commission nationale de déontologie de la sécurité, 2003, p. 20)
La Commission se donne comme mission principale de résorber l’opacité qui entoure l’action de la police, tout en reconnaissant implicitement que le fondement de ce pouvoir reste difficile à explorer. Cette obscurité ne renvoie pas au cliché du secret qui, depuis des siècles, hante l’imaginaire policier. Et quand bien même il s’agirait de secret, ce dernier ne serait pas le fruit d’une dissimulation, c’est-à-dire d’un geste délibéré visant à soustraire un objet à la connaissance d’autrui. Pour tenter de comprendre cet élément irréductible de la mesure de police, il n’est point besoin de chercher l’ arcanum dans l’ordre de la connaissance, mais bien dans celui de la pratique, du savoir-faire. La scène sur laquelle opère la police est souvent peuplée d’événements relativement imprévisibles, auxquels répondent des actions fondées sur l’habileté et la sagacité, qui sont, en tant que telles, difficilement résumables à une situation type. Ces événements constituent l’horizon du « danger », champ duquel le rapport intime entre la police et l’opacité – au sens de visibilité réduite des présupposés qui guident l’action de la police – peut ressortir moins mystérieux. Ce rapport n’est pas évident seulement pour la police d’Ancien Régime. Il ne s’agit pas de l’apanage des États dits absolutistes, mais en réalité d’une constante, assez visqueuse, caractérisant l’opération de police, et ce au-delà de la date fatidique de 1789. Les acteurs politiques et le public savant sont conscients de cette histoire au long cours. »
On demande quel degré de preuves est nécessaire pour qu’un citoyen soit regardé comme prévenu d’un meurtre ; on nous réduit à l’impossibilité de faire une loi sur la police ; car c’est impossible de prévoir tous ces cas ; et si l’officier de police ne peut faire saisir un prévenu que dans les cas prévus, la police ne peut exister. Cependant, lorsqu’il s’élève contre un citoyen des soupçons qui donnent occasion d’examiner s’il y a lieu à accusation contre lui, il importe à ce citoyen même et à la sûreté de la société qu’il puisse être sur le champ saisi et entendu ; autrement il faut supprimer la police ; elle finit au moment où il y a des preuves et des présomptions légales à donner à la justice. Mettez de la sagesse dans le choix de l’officier de police et laissez-lui la latitude sans laquelle ses fonctions sont nulles.
Bon-Albert Briois de Beaumetz, lors des débats révolutionnaires sur la création d’une police de sûreté (loi du 16 septembre 1791)
Le grand artifice de la police consiste à faire jouir les citadins des avantages de l’ordre sans leur dévoiler les mécanismes permettant un tel ordre.
Jean-Jacques Lenoir de la Roche, avocat et député du tiers état, appelé à devenir le ministre de la Police (du 28 messidor au 8 thermidor de l’an V), partisan de Bonaparte après le 18 brumaire, article paru dans Le moniteur universel, le 18 germinal de l’an IV
« Il va de soi qu’aucune approche fonctionnaliste ne pourrait justifier la conduite de la police à partir des traités classiques qui en marquent, encore aujourd’hui, l’identité (comme s’il s’agissait d’un code génétique dont elle ne pouvait s’affranchir). Mais un garantismo penale avisé peut élaborer des arguments théoriques et critiques, sans pour autant négliger les résistances objectives d’une tradition obstinément réfractaire à l’empire de la loi. Sans une vision historique de long terme, il sera difficile d’inventer les antidotes appropriés à une police dont la mesure parvient, avec tant de facilité, à changer l’exception en ordinaire. Sans cette longue-vue, un problème, qui ne peut pas ne pas agiter toute conscience civique et civile, restera insoluble : la police ne joue pas seulement le rôle de charnière entre le droit et le fait ; elle se considère aussi, par vocation à la fois logique et historique, comme un pouvoir ne pouvant pas faire autrement que de trahir la loi. Il faut donc se demander quel degré d’obéissance une telle institution, dont les mesures affichent explicitement leur portée subversive, peut exiger d’une collectivité. On ouvrirait ainsi la boîte de Pandore de la désobéissance à un ordre devenu illégal. Mais ceci est une autre histoire ou, si l’on préfère, une exception de l’exception. »
Entretiens
- Guillaume Calafat, Droit pénal et états d’exception. Entretien avec Anne Simonin
- Arnaud Fossier, De l’exception en droit. Entretien avec Mireille Delmas-Marty
En termes de fonctionnement, un État policier se rapproche d’un État sous loi martiale. Une démocratie peut ainsi revêtir le fonctionnement d’un État policier en réaction, par exemple, à une menace terroriste. D’après le professeur de droit public Jacques Chevallier, un État policier se soucie de l’efficacité de son appareil administratif, et développe par conséquent une « science de la police » (L’État de droit, Paris, Montchrestien, coll. « Clefs », 1995).