La ville comme forme de la vie moderne. L’étranger et le passant dans la philosophie de Georg Simmel
Céline Bonicco, Cahiers philosophiques, 2009/2 (n°118), p.48-58.
Le statut de l’œuvre de Georg Simmel embarrasse les commentateurs : est-elle celle d’un sociologue ou celle d’un philosophe ? Faut-il distinguer les œuvres à l’orientation philosophique explicite et assumée comme La Philosophie de l’argent ou encore Les Problèmes de la philosophie de l’histoire d’autres œuvres comme Sociologie et épistémologie, ou peut-on unifier la démarche de l’auteur ? La difficulté est redoublée par le contenu même des textes parfois en apparent désaccord avec leur titre : ainsi La Philosophie de l’argent se révèle-t-elle une étude sociale particulièrement fine de la notion de valeur. La question du champ disciplinaire d’appartenance se pose avec une acuité particulière pour les différents essais consacrés par Simmel aux phénomènes urbains où se mêlent remarques socio-économiques et digressions sur le sens de la modernité et l’histoire mondiale de l’esprit, observations factuelles minutieuses et amples échappées théoriques. Faut-il les lire comme une philosophie de la grande ville ou comme des études empiriques ?
Pour dissiper la perplexité de la première lecture, il convient de ne pas oublier que c’est la philosophie que Simmel enseigna à Berlin puis à Strasbourg : l’expression de Philosophie de la modernité choisie par Jean-Louis Vieillard-Baron comme titre d’un recueil d’essais de Simmel inédits en français semble en ce sens particulièrement heureuse pour lever les équivoques. En effet, Simmel oscille moins entre deux disciplines qu’il ne philosophe au présent et sur les objets du présent dont la ville fait partie. Qu’il établisse une distinction entre la connaissance de la philosophie et la philosophie elle-même n’implique pas le rejet de cette dernière mais seulement la revendication de son autonomie par rapport à l’histoire de la philosophie. La philosophie est une démarche d’interrogation sur le monde qui nous entoure, ses phénomènes actuels, quotidiens voire banals, et non l’exégèse de textes philosophiques. L’héritage de la philosophie de l’esprit hégélienne dont il a été nourri durant ses études universitaires à Berlin se manifeste dans la finalité de cette investigation : il s’agit de découvrir la réalité spirituelle qui se manifeste dans les objets étudiés. Le superficiel est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît : celui qui prend la peine d’y regarder de plus près y découvrira toujours une expression de la vie spirituelle. La dualité apparente de l’œuvre s’éclaire à partir de cet héritage : la psychologie philosophique et la théorie de la connaissance simméliennes peuvent apparaître comme le prolongement de la philosophie de l’esprit subjectif, sa Soziologie constituant, elle, le prolongement de la philosophie de l’esprit objectif. Il n’y a pas de différence irréductible entre les deux.
[…] la tâche de la philosophie [est d’] envoyer une sonde qui relie le singulier et l’immédiat, soit ce qui est simplement donné, à la strate des significations spirituelles ultimes.
G. Simmel, Rembrandt. Ein kunstphilosophischer Versuch, Kurt Wolff Verlag, Munich, 1925, p. VII.
De fait, lorsque Simmel étudie des objectivations de l’esprit dans la réalité sociale et historique, il ne les appréhende jamais à la manière d’un Durkheim comme des réalités substantielles autonomes mais toujours comme des formes sociales ayant une signification spirituelle. Si leur caractère objectif permet de les qualifier de corps culturels – et la ville en est un exemple particulièrement remarquable –, il ne faut pas oublier qu’ils ne vivent que parce qu’ils ont une âme. La méthode de Simmel comprend ainsi deux volets : une méthode d’abstraction cherchant à dégager des événements particuliers, des matériaux vivants et des motivations psychiques, les formes universelles de socialité qui les configurent, et une méthode compréhensive mettant au jour le sens de ces formes. S’il a pu comparer sa démarche à celle de la géométrie qui abstrait la spatialité pure des corps empiriques, c’est certainement avec la méthode grammaticale qu’elle offre le plus d’analogie. En effet, la grammaire dégage la syntaxe des phrases de leur contenu sémantique : une même fonction grammaticale peut être remplie par différents contenus tout comme une même forme sociale peut obéir à des fins et des intérêts différents. Cette « sociologie pure » fait partie intégrante d’une philosophie du présent qui réfléchit à la signification de ces formes sociales.
On ne s’étonnera dès lors ni de l’intérêt de Simmel pour la ville ni de l’hétérogénéité apparente de ses analyses où les remarques empiriques se mêlent moins aux réflexions philosophiques sur le sens de la modernité et la vie de l’esprit qu’elles ne les nourrissent. S’interroger en philosophe sur la grande ville implique de se demander ce que les phénomènes urbains les plus concrets et les plus banals nous apprennent de la vie de l’esprit. Il ne s’agit ni d’accuser ni de pardonner, ni de condamner ni de louer, mais de comprendre. Loin de détourner le regard de la fange de la vie sociale pour reprendre l’expression d’un des héritiers de Simmel, le sociologue américain Erving Goffman [Cf. E. Goffman, Les Relations en public, trad. A. Kihm, Paris, Minuit, 1973, p. 138], il faut au contraire s’y plonger jusqu’au cou en emboîtant le pas des étrangers et des passants anonymes de la grande ville pour comprendre la réalité spirituelle qui s’y exprime. En isolant la sociabilité comme forme structurante des miettes quotidiennes de la vie urbaine, Simmel prend le pouls de la vie moderne. Scène dialectique sur laquelle l’individualisme se déchire entre ses tendances opposées, la grande ville apparaît comme une manifestation emblématique de la modernité. Elle met au jour la tension inhérente à l’individu qui représente une nature humaine universelle tout en revendiquant la singularité de son être.
L’étranger comme figure exemplaire du citadin
Le texte de 1903, « Les grandes villes et la vie de l’esprit » [« Die Großstädte und das Geistesleben », Georg Simmel. Gesamtausgabe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1995, Vol. 7, p. 116-131, trad. J.-L. Vieillard-Baron, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », in G. Simmel, Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, p. 233-264], témoigne de l’acuité prophétique du regard de Simmel pour saisir ce phénomène inédit en tant que tel sans partir de l’opposition mise au jour par Tönnies entre ville et village [Cf. F. Tönnies, Communauté et société, trad. J. Leif, Paris, PUF, 1977, notamment p. 231], même si ses analyses héritent incontestablement de l’œuvre de ce dernier. Simmel cherche à saisir les bouleversements entraînés par l’émergence des grandes métropoles urbaines dans les comportements individuels dont il a lui-même fait l’expérience à la première personne dans le Berlin des dernières années du XIXe siècle qui connaît une véritable explosion démographique. Ce texte de 1903 gagne à être éclairé par un essai postérieur de 1908, les « Digressions sur l’étranger » [« Exkurs über den Fremden », Soziologie, in Georg Simmel. Gesamtausgabe, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1992, Vol. 11, p. 764-771, trad. I. Joseph et P. Fritsch, « Digressions sur l’étranger », in I. Joseph et J. Grafmeyer (dir.), L’École de Chicago, Paris, Flammarion, 2004, p. 53-59], qui permet de préciser la forme de socialité et de mentalité qui se déploie dans la métropole. Si l’étranger est bel et bien une forme sociale consistante et originale et que tout rapport social comporte des traces d’étrangeté, il n’en demeure pas moins vrai que l’habitant des grandes villes comme être déraciné, arraché à ses appartenances traditionnelles en est une figure privilégiée. L’expérience de l’étranger est celle du citadin. L’étranger est la figure par excellence de l’urbanité et de la modernité.
Dedans dehors
L’étranger est un migrant qui a coupé les liens avec son lieu d’origine, un étranger au sens de « la personne arrivée aujourd’hui et qui restera demain » [« Digressions sur l’étranger », op. cit., p. 53.], sans que son installation ne soit jamais considérée comme acquise. Cette position instable et précaire explique qu’il n’est jamais totalement intégré à son nouveau groupe, qu’il s’agisse de son habitat ou de son lieu de travail. Il est celui pour qui le proche est le lointain, et vice-versa : physiquement attaché à un groupe, il reste attaché à un ailleurs, ce qui implique des relations ambivalentes au sein du groupe en termes de participation et de retrait, de proximité et d’éloignement, d’engagement et d’indifférence.
L’étranger est un élément du groupe lui-même, tout comme le pauvre et les divers « ennemis de l’intérieur », un élément dont la position interne et l’appartenance impliquent tout à la fois l’extériorité et l’opposition.
« Digressions sur l’étranger », p.54
Qu’est-ce qui peut expliquer ce déracinement et sa conséquence immédiate, le caractère cosmopolite des grandes villes où les migrants affluent ? L’aura des métropoles. La grande ville est ce qui fascine et ce qui attire à elle sans cesse, selon un rythme toujours plus trépidant, de nouveaux individus qu’elle n’intègre pourtant jamais complètement. À cet égard, elle apparaît dotée d’une relative indépendance par rapport aux citadins qui l’habitent. À la différence de la ville moyenne, son prestige n’est pas lié à des personnalités éminentes : Berlin fascinera le paysan allemand au contraire de Weimar, bien qu’il soit incapable de citer un seul homme célèbre qui y vive.
L’aura de la métropole indique que l’accroissement quantitatif de la population urbaine a entraîné un changement qualitatif dans l’être même de la ville et dans le rapport entre l’habitant et la cité. La ville n’est plus une unité organique mais une « grandeur fonctionnelle » [« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 247] dont la sphère d’influence excède les limites physiques : le lien entre le citadin et la métropole cesse d’être une relation d’appartenance profonde pour devenir un couplage superficiel. Les actions des citadins, toujours étrangers à la ville qui n’est jamais totalement la leur, contribuent à étendre la sphère de la ville, sans qu’elle s’y réduise cependant. Son pouvoir de fascination est tel que d’autres pourraient toujours contribuer à son accroissement.
Déambulations blasées
Étranger libéré de toute attache et de ce fait extrêmement mobile, le citadin est amené à croiser dans ces gigantesques métropoles une foule d’inconnus avec lesquels il noue des relations éphémères et impersonnelles, sans connaître ni leur identité ni leur place dans l’échelle sociale puisqu’il n’a aucune relation intime avec eux. Simmel a prêté une attention particulière aux textes de Charles Baudelaire et de Rainer Maria Rilke sur les passants et les flâneurs de Paris [Cf. S. Jonas, Simmel et l’espace, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 197] : le citadin est l’être de la locomotion, il doit s’accommoder des sollicitations continuelles de la ville, aussi bien humaines que matérielles, dans les transports en commun, à son travail, dans les commerces, etc. Cette augmentation des relations inhérente à la grande ville, lieu de circulation par excellence, se caractérise par une intensification de la vie nerveuse qui rend compte d’un des traits dominants de la vie urbaine : le citadin réagit de manière intellectuelle et non pas sensible aux impressions sans cesse changeantes qui l’assaillent de toutes parts, selon un rythme trépidant et irrégulier. S’il réagissait de manière affective, en s’impliquant à chaque fois, il serait broyé par la ville. C’est pour cette raison qu’il « n’y a peut-être pas de phénomène de l’âme qui soit plus incontestablement réservé à la grande ville que le caractère blasé » [« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 239]. La diversité tant quantitative que qualitative des stimuli en particulier visuels dont Simmel a donné une brillante étude dans son « Excursus sur la sociologie des sens » [Cf. G. Simmel, « Excursus sur la sociologie des sens », Sociologie, trad. L. Deroche-Gurcel et S. Muller, Paris, PUF, 1999, p. 633 : « La vie moderne remet à un degré toujours croissant au seul sens de la vue la très large majorité des relations sensorielles entre humains, ce qui doit fonder les sentiments sociologiques généraux sur une base très différente. »] ne suscite qu’indifférence et lassitude. Le citadin jettera un œil distrait à la manifestation qui se déroule sous ses yeux, ne lèvera pas les yeux de son journal dans le métro quand un musicien joue de l’accordéon, et ne daignera pas prêter attention à cet homme-sandwich qui distribue des prospectus. Rien ne l’étonne, tout l’ennuie : le blasé simmélien n’est pas sans évoquer la figure littéraire du dandy au tournant du siècle [Cf. notamment H. Bahr, Das Theater, Berlin, S. Fischer Verlag, 1897 ; A. Schnitzler, Relations et solitude. Aphorismes, trad. P. Deshusses, Paris, Rivages, 1990 ; A. Strindberg, Le Fils de la servante, trad. C. Polack, Paris, Gallimard, 1996]
Le blasé […] est tout à fait incapable de ressentir les différences de valeurs, pour lui, toutes choses baignent dans une totalité uniformément morne et grise ; rien ne vaut la peine de se laisser entraîner à une réaction quelconque.
G. Simmel, La Philosophie de l’argent, trad. S. Cornille et P. Ivernel, Paris, PUF, 1987, p. 308
L’intellectualité du blasé apparaît comme une protection de la vie individuelle : elle permet de nouer des rapports impersonnels et exacts. Si les rapports impersonnels permettent de préserver son intimité en ne s’engageant pas dans la relation, les échanges monétaires dont la rationalité exclut toute affectivité en constituent une forme exemplaire. La métropole apparaît en ce sens comme le siège de l’économie. Ces rapports apparaissent en outre comme exacts, dans la mesure où la diversité et la complexité des relations impliquent non seulement la ponctualité et la fiabilité mais surtout « la disqualification de tous ces élans et traits irrationnels, instinctifs et souverains, qui veulent déterminer la forme de la vie à partir d’eux-mêmes, au lieu de l’accueillir de l’extérieur comme une forme universelle, d’une précision schématique » [« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 239]
La sociabilité comme forme pure du social
On comprend aisément dans ces conditions la fonction vitale de l’attitude réservée.
Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l’on connaît presque chaque personne rencontrée et où l’on a un rapport positif à chacun, on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme inimaginable
« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 241
Ainsi la distance sociale, c’est-à-dire le contraire de la fusion ou encore le quant-à-soi, est-elle l’attitude qui préserve de la désintégration, risque inhérent à l’étroitesse des contacts physiques. La distance spirituelle est proportionnelle à la proximité physique. La réserve constitue un nouveau type de relations sociales entre les individus, superficiel, éphémère et segmentaire, qui leur permet de circuler au sein des mondes différents et des contacts incessants auxquels ils sont soumis quotidiennement. Pour pouvoir évoluer dans ce réseau de relations serré et dense, il importe d’avoir, à chaque fois, du jeu, de se tenir sur ses gardes, de ne pas trop s’engager. La réserve comprise de manière positive comme forme effective et non comme manque, se rattache à une forme pure du social : la sociabilité.
Simmel désigne par là un type de régulation qui se réalise en deçà de tout contenu déterminé lié à la culture ou à l’éducation. La sociabilité est l’art d’être ensemble sans avoir aucun intérêt précis à l’être. « Forme ludique de la socialisation », entendons forme indéterminée dans son contenu, elle régule la rencontre à partir d’une relation de réciprocité purement formelle. Tact et discrétion sont les conditions requises. Il ne faut pas introduire d’éléments personnels dans les interactions purement sociables, ni états d’âme ni petites histoires.
Au même titre que les conditions objectives qui accompagnent la personnalité, il faut également exclure comme élément de la sociabilité ce qui par ses fonctions serait purement ou trop intimement personnel : tout ce qu’il y a de plus intime dans la vie, le caractère, l’état d’âme ou la destinée n’a pas non plus sa place dans le cadre de la sociabilité.
G. Simmel, Sociologie et épistémologie, op. cit., p. 126
La sociabilité se révèle ainsi être la clé d’intelligibilité pour appréhender les relations entre les anonymes de la grande ville. Les personnes qui se croisent sur un trottoir, dans le métro, ou encore dans les restaurants des quartiers de bureau, entrent en relation sans que celles-ci soient induites le moins du monde par des qualités personnelles mais par des raisons fortuites tenant à la configuration géographique de la ville et à leurs propres déambulations. Dès lors, les relations entre les citadins doivent se configurer indépendamment de toutes caractéristiques objectives liées à leurs personnes, et de tout intérêt. La question est de savoir comment se comporter face à quelqu’un dont on ignore tout et que l’on est certainement appelé à ne plus jamais revoir : comment se comporter dans une relation qui se donne sans contenu ? La seule ressource réside dans la forme pure de la réciprocité mise en évidence par le terme allemand de Wechselwirkung (action réciproque). Le culte des formes minimales de politesse, ce respect de l’urbanité, opère une mise en forme de la rencontre, en permettant à la relation de se déployer comme relation pure.
Ce n’est pas un simple hasard de langage usuel si toute sociabilité, même la plus naturaliste, accorde tant d’importance à la forme, à la bonne forme, lorsqu’elle veut lui attribuer un sens quelconque et une certaine consistance. Car la forme consiste en une autodétermination réciproque, en une action réciproque des éléments par laquelle ceux-ci se constituent précisément en une unité ; et puisque les motivations secrètes de l’unification, rattachées aux finalités de la vie s’évanouissent, il faut accentuer avec d’autant plus de force et d’efficacité la forme pure, c’est-à-dire le lien de réciprocité, qui flotte en quelque sorte librement entre les individus.
G. Simmel, Sociologie et épistémologie, op. cit., p. 124-125
Le sens de la modernité
Puisque selon Simmel, dans l’héritage de la philosophie de Hegel, « toutes les manifestations extérieures les plus banales sont finalement liées par des lignes directrices aux décisions ultimes sur le sens et le style de la vie » [« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 238], il convient à présent de comprendre au sens fort cette forme sociale : quelle réalité spirituelle s’y exprime ? Autrement dit, quelle est son âme ?
Dès les premières lignes de l’essai « Les grandes villes et la vie de l’esprit », Simmel nous donne une indication : si la métropole est une forme exemplaire de la vie moderne, c’est dans la mesure où elle est liée à l’individualisme. L’un des traits distinctifs et problématiques de la modernité réside en effet, dans « la prétention de l’individu à affirmer l’autonomie et la spécificité de son existence face aux excès de pouvoir de la société, de l’héritage historique et de la technique venue de l’extérieur de la ville » [« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 233]. Si l’on comprend bien à travers la figure exemplaire de l’étranger en quoi la vie urbaine permet de s’arracher aux appartenances traditionnelles, reste à comprendre le contenu positif de cette individualisation. En quoi la sociabilité est-elle le sens de l’individualisation ?
L’aspiration à la singularisation
Simmel comprend l’individualisation comme une tendance générale de la vie sociale qui n’a cessé de croître au cours de l’histoire. Au fur et à mesure que les groupes sociaux s’accroissent et se modifient qualitativement, les relations entre eux s’intensifient, autrement dit leur originalité et leur homogénéité diminuent. Ils sont non seulement en contact les uns des autres mais en situation d’échange, ce qui affaiblit le lien d’appartenance entre le groupe et les membres qui le composent. L’intensification des relations donne ainsi de la respiration aux individus qui acquièrent la liberté de circuler de groupe en groupe en n’étant plus soumis à la pression du regard de leur communauté d’appartenance.
C’est précisément de cette liberté que jouit le citadin : promeneur dans les rues de la grande ville, que ce soit pour flâner ou vaquer à ses occupations utilitaires, avec nonchalance ou empressement, il change d’univers en fonction de la typologie des quartiers et de leurs activités économiques. Cette aisance de mouvement élargit son esprit et le met à l’abri du préjugé et du qu’en-dira-t-on. Il ne subit la pression d’aucun groupe qui exigerait de lui qu’il se conduise de manière conforme aux comportements des autres membres. Le prix à payer de cette extension inédite de la liberté individuelle dans la grande ville en raison de la diminution de la pression collective est l’angoisse de la solitude, dont l’expérience du migrant est exemplaire.
Cette première caractérisation négative de l’individualisation moderne comme absence de contrainte du groupe sur l’individu est solidaire d’un versant positif : l’affirmation de sa singularité. C’est en effet seulement dans la prise de conscience de son caractère unique, irréductible à toute comparaison, que l’absence de contrainte devient concrète. En s’émancipant d’appartenances collectives, en étant un citadin qui ne conçoit jamais la ville comme la sienne et toujours ses différents mondes comme des escales provisoires et transitoires, il se pose comme être original, à nul autre pareil. L’absence de contenu de la sociabilité qui est la forme des relations urbaines lui donne du champ pour affirmer sa personnalité indépendamment de tout contenu formaté, imposé de l’extérieur.
La division du travail toujours plus poussée dans la grande ville est un facteur décisif de ce processus : elle accentue la différence des individus par la spécialisation des tâches. Cette spécialisation se comprend non seulement par la concurrence des travailleurs entre eux en raison de la concentration de la population urbaine, concurrence qui exige d’eux une habileté sans cesse accrue pour s’en sortir, mais également par le désir de susciter chez le public des besoins toujours nouveaux et toujours plus originaux. Il faut sans cesse créer de nouvelles fonctions.
Le caractère tragique de l’individualisation moderne
Si l’individualisation dans ses deux aspects, négatif comme absence de contrainte et positif comme affirmation de la singularité de l’individu, est intimement liée au développement des métropoles, Simmel affirme pourtant qu’il est difficile de « faire valoir sa personnalité propre dans les dimensions de la vie dans une grande ville » [« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 248]. Autrement dit, la vie urbaine est à la fois ce qui offre à l’individu une série de conditions pour s’individualiser et d’autre part ce qui freine ce développement. Comment comprendre cette déchirure qui constitue le sens tragique de l’individualisme ?
Il importe de ne pas oublier les analyses précédentes sur la sociabilité comme forme sociale spécifiquement urbaine. En effet, si l’affirmation de la singularité de l’individu lui est étroitement liée, puisqu’elle n’impose aucun rôle à jouer, sinon le rôle du citadin urbain, la sociabilité est par là même une relation purement formelle qui nivelle la singularité des individus en présence. Elle ne peut offrir à chaque individu la possibilité de se constituer comme être singulier que dans la mesure où elle uniformise en son sein les individus en présence. L’affirmation de sa différence n’accède pas à la reconnaissance du regard d’autrui : en raison de l’égalisation des conditions intrinsèquement liée à la sociabilité, elle ne peut s’épanouir qu’en dehors de la relation. La singularité ne peut être publique. La tragédie de l’individualisme moderne peut alors se définir comme cette tension entre l’égalité sociale et la prise de conscience de sa différence singulière, inévitable dès que l’on cesse de se définir par le collectif. Il va sans dire que ce trait est accentué par le caractère éphémère des relations urbaines qui empêche toute familiarité susceptible de corriger l’impersonnalité du contact. Simmel appréhende ainsi la culture moderne dont la ville est une manifestation comme une culture objective, comme le triomphe de l’impersonnel dont témoigne le caractère froid, fonctionnel et anonyme des relations sociales.
Si Simmel distingue deux formes de l’individualisme favorisées par la grande ville, l’indépendance individuelle et l’élaboration de la différence personnelle, il importe de bien comprendre que la contradiction appartient à un processus dialectique où la seconde forme naît nécessairement de la première, en venant se heurter à elle comme effet paradoxal. Simmel identifie en dernière instance cette tension interne comme contradiction entre l’universel et le singulier. L’évincement de toutes différences qualitatives dans la sociabilité conduit à l’affirmation d’une nature humaine universelle incarnée de manière exemplaire dans l’homme sans qualités qu’est le citadin anonyme, alors que la prise de conscience de la différence singulière en passe précisément par l’accentuation de ces différences qualitatives et donc par la négation de l’universalité dont elle procède pourtant.
La question constitutive du drame de la modernité est alors de savoir comment faire valoir son caractère unique malgré le caractère interchangeable des termes mis en relation. Autrement dit, dans une société où tous les individus se valent, comment faire valoir sa personnalité ?
Dans le combat et les entrelacs changeants de ces deux manières de déterminer le rôle du sujet à l’intérieur de la totalité, se joue l’histoire extérieure et intérieure de notre temps
« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 252
Le blasé et l’excentrique
Dans l’attitude blasée et l’attitude excentrique, si communes dans la grande ville, s’incarnent deux tentatives de résolution de la contradiction, également menacées par l’échec. Le dégoût nonchalant et désabusé, l’extravagance impérieuse et ostentatoire sont moins des manières d’être que l’ultime sursaut d’un moi menacé au moment même de son éclosion.
Nous avons vu précédemment que ce que Simmel appelle l’intellectualité du blasé constitue une défense contre la sollicitation incessante des stimuli extérieurs, en particulier visuels, pour préserver sa vie subjective, pour se constituer une niche protectrice où elle pourra s’épanouir dans les brèches de la vie urbaine. Cette attitude entraîne une souveraine indifférence à l’égard des autres et par là même la négation de leur propre singularité. Mais le blasé est également soumis au même traitement : l’objectivité des relations destinée à préserver la subjectivité finit par se retourner contre cette dernière en vertu de la réciprocité de la sociabilité. Quel sens peut avoir une singularité « pour soi » si elle n’est jamais pour autrui ?
L’excentrique va déployer une stratégie opposée pour résoudre cette contradiction. Il ne privilégiera pas la distance mais la mise en scène de sa différence : il s’agit de l’inscrire au sein même des relations sociales qui la nient. Il tentera de rendre visible sa singularité en l’affichant physiquement sur la scène publique, et ainsi de renforcer le sentiment de son originalité par la confirmation du regard d’autrui.
Ce qui conduit finalement aux bizarreries les plus systématiques, aux extravagances spécifiques de la grande ville, excentricité, caprice, préciosité, dont le sens ne se trouve pas dans les contenus d’un tel comportement, mais seulement dans la forme qui consiste à être autrement, à se distinguer et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place.
« Les grandes villes et la vie de l’esprit », op. cit., p. 249
Si l’excentricité apparaît comme une réaction au nivellement pour faire valoir sa différence, elle n’échappe jamais totalement à la culture objective car elle aspire à la reconnaissance des anonymes de la foule. Autrement dit, elle court toujours le risque de devenir une forme vide qui, loin de permettre à l’individu d’accéder à la plénitude de soi, à l’authenticité de sa singularité irréductible, se ramène à une différenciation superficielle destinée à s’intégrer aux relations impersonnelles des citadins. L’extravagance ne renvoie pas à la sphère intime et affective mais à une manifestation extérieure physique – il s’agit d’occuper une place – ressaisie dans la sociabilité laquelle lui accordera au mieux une inattention polie.
Porter un regard de philosophe sur la métropole signifie mettre au jour l’âme de ce grand corps culturel, aller au-delà de la manifestation physique pour en révéler le ressort caché. Simmel nous invite à comprendre la réalité spirituelle de ces déplacements quotidiens, en apparence si anodins, des citadins toujours étrangers à « leur » ville. Flâneries nonchalantes l’air blasé le nez au vent, courses trépidantes pour nouer des affaires aux quatre coins de la ville, défilés ménageant les temps d’arrêt nécessaires pour se faire remarquer : dans ces différents déplacements en public, mis en forme par des relations anonymes et impersonnelles, objectives et exactes, bref purement sociables, se déploient en réalité l’individualisme et ses contradictions internes. L’esprit de la modernité objectivé par la grande ville, venu se nicher dans les déambulations les plus ordinaires, apparaît comme une dynamique conflictuelle entre l’universel et le singulier, l’égalité formelle et l’affirmation de la singularité, bref entre la nature humaine et la personne. Entre la fusion négatrice de la différence et l’indifférence où je risque toujours de me perdre moi-même, il n’est décidément pas si facile de trouver la bonne distance pour résoudre les contradictions inhérentes à la détermination du sujet comme individu.
Vrac
La sociologie de Georg Simmel se caractérise tout d’abord par l’angle d’approche particulier qu’elle préconise pour étudier les moyens de vivre ensemble. Simmel nous donne une description très précise de ce qu’est cet angle d’approche dans son livre Sociologie paru en 1908. Pour étudier la société, Simmel nous dit qu’il faut la prendre dans son acception la plus large, c’est-à-dire, « là où il y a action réciproque de plusieurs individus », le terme important de cette définition étant « réciproque ». Ce que la sociologie doit observer, ce sont les liens qui existent entre les individus, ce qu’il appelle la socialisation (traduction du terme allemand employé par Simmel qui ne renvoie pas aux théories habituelles de la socialisation comme transmission sociale. Certains auteurs préfèrent, pour cette raison, employer le mot « sociation » pour référer à cette idée). L’idée de socialisation implique toujours une influence réciproque des uns sur les autres, il ne saurait y avoir de socialisation figée une fois pour toutes. La socialisation est toujours quelque chose de dynamique.
Ceci ne nous dit pas encore ce qui caractérise la manière qu’a le sociologue de mettre en forme la réalité de ces actions réciproques qu’il veut observer. Il nous dit alors que le discours sociologique se caractérise par l’emploi de la distinction purement conceptuelle entre contenu de socialisation et forme de socialisation. Simmel définit le contenu de socialisation comme « […] tout ce que les individus, le lieu immédiatement concret de toute réalité historique, recèlent comme pulsion, intérêt, buts, tendances, états et mouvement psychologiques, pouvant engendrer un effet sur l’autre ou recevoir un effet venant des autres. » [Sociologie, p.44]
Voici les éléments de tout être et de tout fait social, inséparable dans la réalité : d’une part, un intérêt, un but, ou un motif, d’autre part une forme, un mode de l’action réciproque entre les individus, par lequel, ou sous la forme duquel ce contenu accède à la réalité sociale.
Cette approche insiste fortement sur l’individu, qui est le « lieu immédiatement concret de toute réalité historique. » Simmel nous dit que pour réussir à percer les mystères de l’être social, il faut partir de l’étude de l’atome le plus petit de cette réalité : l’individu.
La culture objective étant l’ensemble de la culture actualisée, telle qu’elle existe matériellement et en dehors des individus, et la culture subjective, la part de cette culture objective intériorisée par l’individu. Cette distinction entre en interaction avec le concept de forme parce que selon Simmel, certaines formes, qui sont parfois appelées, pour les différencier des formes plus fugaces, formes sociales, se retrouvent dans la culture objective. Certaines formes s’autonomisent et acquièrent donc une sorte de force qui leur permet de déterminer la forme mise en œuvre dans une action réciproque par les individus qui s’y engagent. Cela étant dit, s’il existe des formes objectives capables de déterminer les formes particulières et concrètes d’interaction, ces formes vont être modifiées par les individus qui les emploient. Ce qui mène à ce phénomène infini de réciprocité entre le monde idéel et le monde matériel que décrit Simmel quand il parle de l’argent.
Dans ce premier extrait issu du chapitre 6 de Philosophie de l’argent, Simmel nous parle de trois formes sociales qui selon lui se sont fortement autonomisées avec la modernité (on pourrait même dire que selon notre auteur, l’autonomisation de ces trois formes est l’élément constitutif de la modernité). Ces trois formes sont celles du droit, soit la forme que prennent à l’âge moderne les formes de normation de conduite ; de l’argent, soit la forme moderne des relations d’échange ; et de l’intellectualité, forme moderne des relations basées sur une transmission de savoirs. Simmel va nous dire que ces trois formes en s’autonomisant des individus, pour devenir un élément de la culture objective, vont obtenir le pouvoir de déterminer des formes d’interaction.
Tous trois, droit, intellectualité et argent se caractérisent par l’indifférence vis-à-vis de la particularité individuelle ; tous trois extraient, de la totalité concrète des mouvements vitaux, un facteur abstrait, général, qui se développe d’après des normes spécifiques et autonomes, et intervient depuis celles-ci dans le faisceau des intérêts existentiels, leur imposant sa propre détermination. En ayant ainsi le pouvoir de prescrire des formes et des directions à des contenus qui par nature leur sont indifférents, ils introduisent tous trois, inévitablement, dans la totalité de la vie, les contradictions qui nous occupent ici. Quand l’égalité s’empare des fondements formels des relations interhumaines, elle devient le moyen d’exprimer de la façon la plus aiguë et la plus fructueuse les inégalités individuelles ; en respectant les limites de l’égalité formelle, l’égoïsme a pris son parti des obstacles internes et externes et possède désormais, avec la validité universelle de ces déterminations, une arme qui, servant à chacun, sert aussi contre chacun.
Philosophie de l’argent, chap. 6
Le second extrait provient d’un chapitre de Sociologie où Simmel s’interroge sur les résultats de la domination d’un grand nombre d’individus sur d’autres individus, chapitre où il va être amené à différencier l’action d’un grand nombre « comme formation particulière unitaire, incarnant en quelque sorte une abstraction — collectivité économique, État, Église […] et d’autre part, celle d’une foule rassemblée ponctuellement. » Cet extrait montre que ce caractère déterminant des formes sociales objectivées (dont font partie le mariage, l’État, l’Église…) n’est pas de l’ordre de la relation constante, mais est aléatoire.
La dernière raison des contradictions internes de cette configuration peut être formulée ainsi : entre l’individu, avec ses situations et ses besoins d’un côté, et toutes les entités supra- ou infra-individuelles et les dispositions intérieures ou extérieures que la structure collective apporte avec elle d’un autre côté, il n’y a pas de relation constante, fondée sur un principe, mais une relation variable et aléatoire. […] Ce caractère aléatoire n’est pas un hasard, si l’on peut dire, mais l’expression logique de l’incommensurabilité entre ces situations spécifiquement individuelles dont il est question ici, avec tout ce qu’elles exigent, et les institutions et atmosphères qui régissent ou qui servent la vie commune et côte à côte du grand nombre.
Sociologie
Ces deux extraits nous montrent, et c’est le point de vue défendu par Danilo Martuccelli, que l’œuvre de Simmel peut être lue comme l’étude de la tension, caractéristique de la modernité, entre culture subjective et objective, entre déterminant objectif de l’action et déterminant subjectif, entre ce qui dans la société n’est que société : les formes et ce qui est psychologique. Cette tension découlant selon Simmel d’un des traits propres de l’homme :
« La faculté de l’homme de se diviser lui-même en parties et de ressentir une quelconque partie de lui-même comme constituant son véritable Moi qui entre en conflit avec d’autres parties et lutte pour la détermination de son activité – cette faculté met fréquemment l’homme, pour autant qu’il a conscience d’être un être social, dans une relation d’opposition aux impulsions et intérêts de son Moi qui restent extérieures à son caractère social : le conflit entre la société et l’individu comme un combat entre les parties de son être. »
L’argent est pour Georg Simmel un symbole de la modernité car l’humanité découvre à travers lui « la réalité, le phénomène concret, historique, saisissable, de l’universel », écrit-il. L’argent produit tout à la fois l’individu, sa liberté, mais aussi son nivellement : grâce à lui, les structures et organisations peuvent dominer cet individu. Au contraire, au Moyen Âge, l’individu appartient à une communauté, une terre, une corporation ou autre, et sa personnalité se fonde dans ces cercles, ces cercles se composant à leur tour de ces personnalités. L’argent, à l’époque présente, a détruit cette homogénéité.