53 œuvres qui m’ébranlèrent le monde – Bernard Marcadé – Partie 2 : Duplicités

Image mise en avant : Marcel DuchampPorte, 11 rue Larrey, 1927, Paris
« En érigeant une cloison réduisant la surface de la chambre fut construite une salle de bain (…). Salle de bain aveugle qui se fermait par [une] porte très Système D. Fermée, d’une première manière, elle permettait d’isoler la chambre de la salle de bain. Fermée, d’une seconde manière, elle permettait de clore ce complexe chambre-salle de bain le soustrayant ainsi à la vue de tout visiteur reçu dans le salon. » (Systeme D(uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven)
« J’habitais à Paris un appartement minuscule. Pour utiliser au maximum ce maigre espace, j’imaginai d’utiliser un seul battant de porte qui se rabattrait alternativement sur deux chambranles placés à angle droit. Je montrai la chose à des amis, en leur disant que le proverbe il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée se trouvait pris en flagrant délit d’inexactitude. Mais on a oublié la raison pratique qui m’avait dicté cette mesure pour ne retenir que le geste dada ». (Francis M. Naumann citant Michel Sanouillet 1954)

« La notion de double contient elle-même un paradoxe : celle d’être à la fois elle-même et l’autre »
Clément Rosset


Jasper Johns – Flag, 1954
[1930-]


Encaustique sur toile, 107 x 153 cm, coll. MoMA, New York

« De même qu’il est difficile de dire, devant le dessin de De Kooning effacé par Rauschenberg en 1953, s’il s’agit d’un hommage au représentant de l’expressionnisme abstrait ou d’une critique féroce, il est également difficile devant le Flag de Jasper Johns de savoir si c’est un hommage (sérieux ou ironique) à la bannière étoilée ou si ce motif ne constitue qu’un simple sujet (un prétexte, un alibi) de peinture. Jasper Johns et Rauschenberg sont des émules de Marcel Duchamp et l’on serait tenté de penser, au nom de la co-intelligence des contraires dont Duchamp s’est fait le promoteur avec sa porte à la fois ouverte et fermée, que ces œuvres jouent, dans les deux cas, sur les deux tableaux. Physiquement, nous nous trouvons avec Flag face à une peinture et non devant un drapeau (il s’agit bien d’un objet-peinture et non d’un ready-made). Tous les éléments du travail de la peinture sont ici exhibés. Jasper Johns a même réhabilité la vieille technique de l’encaustique (un mélange de pigment et de cire). […] Jasper Johns fait de son sujet (le drapeau) un objet (une peinture), radicalisant à sa manière la position de Matisse (je ne peins pas une femme, je peins un tableau »). »

On a beaucoup évoqué à propos de Jasper Johns l’idée de banalité. Lui-même s’est beaucoup exprimé sur les « éléments préformés, conventionnels, dépersonnalisés, factuels » qui sont à l’origine de ses tableaux (drapeaux, cibles, cartes, chiffres, lettres, etc.) et il pensait évidemment aussi bien à la « volonté d’indifférence » de Duchamp qu’au « conformisme tactique » de Magritte ou à l’humour de Marcel Broodthaers. La critique formaliste a vite emboîté le pas et fait de ce tableau l’emblème de la critique du subjectivisme et de l’expressionnisme abstrait. »

« Continuer à faire de cette oeuvre une simple peinture qui prendrait le drapeau américain comme pur prétexte formel consisterait à ne pas reconnaître le retournement qu’elle a fini par opérer dans le champ symbolique. Flag exprime à cet égard avec force le passage du devenir tableau du drapeau au devenir drapeau du tableau. Cette œuvre, qui a longtemps été considérée comme le paradigme de la capacité de l’art américain à s’emparer des images les plus simples et les plus banales et de leur donner un statut esthétique, n’est-elle pas avec le temps devenue l’emblème de la prééminence de la peinture et de l’art américain dans la deuxième partie du XXe siècle ? » BM

« Il y a toujours un sujet. C’est une plaisanterie que de vouloir supprimer le sujet, c’est impossible. C’est comme si vous disiez : Faites comme si je n’étais pas là. »
Picasso

Robert RauschenbergErased de Kooning Drawing, 1953
Frank StellaFiruzabad, 1970
« Tout ce qu’il y a à voir est ce que vous voyez »
Jasper JohnsTarget, 1958


Constellation

Frank StellaTomlison Court Park, 1959
« A la différence des Flags de Jasper Johns (homothétiques aux drapeaux), les « bandes » de Stella ne renvoient qu’aux constituants du tableau : elles sont de la même largeur que le châssis sur lequel la toile a été tendue » BM

Marcel BroodthaersFémur d’homme belge, 1964-1965 (os peints)
« En prenant à la lettre leur titre et leur sujet, ces deux oeuvres de Marcel Broodthaers développent l’humour corrosif de René Magritte. Elles sont par ailleurs une critique implicite de la vision américaine du pop art, à partir d’un point de vue qui se revendique comme foncièrement européen et provincial. » BM
David HammonsAfrican-American Flag, 1990

Ninar EsberLes Couleurs (France), 2003
« En mélangeant proportionnellement toutes les couleurs des drapeaux, Ninar Esber abolit toute vision nationaliste et d’inscrit politiquement dans l’histoire et la géographie du monochrome » BM
Alighiero e BoettiMappa, 1971-1973
Cette carte du monde, réalisée en broderie à Kaboul vec la collaboration d’artisans afghans, représente la situation géopolitique mondiale au début des années 1970, avec la distribution relative despouvoirs. La division du globe sur la base des limites de chaque pays, identifié par son drapeau, marque le contraste entre les formes terrestres dictées par la nature et le système artificiel imposé par l’homme, montrant la polarité entre blocs nord-américain et communiste, et donnant matière à réflexion sur la brièveté de l’histoire humaine sur la planète.


Alfred Hitchcock – Vertigo, 1955
[1899-1980]

« La rage meurtrière qui s’empare de Scottie quand il apprend que Judy, qu’il a tenté de changer en Madeleine, est en réalité (la femme qu’il connaissait comme) Madeleine est la rage du platonicien trompé, lorsqu’il s’aperçoit que l’original dont il voulait faire une copie parfaite était déjà, lui-même une copie » Alfred Hitchcock

James Stewart dans Vertigo
James Stewart dans Fenêtre sur cour


Constellation

Jenny HolzerTruisms, 1982
« Ce truisme de Jenny Holzer clignotant sur un panneau électronique géant de Times Square est le contrechamp conceptual et poétique de ce que Jacques Lacan dit de l’amour : “L’amour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas.” » BM
René MagritteTentative de l’impossible, 1928
Cette interprétation du mythe de Pygmalion et de Galatée (le sculpteur Pygmalion tombe amoureux de sa création, Galatée, une statue rendue vivante grâce à Aphrodite) souligne le caractère nécessairement fantasmatique et fantasmagorique de l’acte artistique. Peindre une femme, en l’occurrence, c’est essentiellement faire exister son fantôme » BM


Pierre Molinier – Autoportraits, 1965-1967
[1900-1976]


Photographie accompagnant le texte « Explication », 1966

« Dans cette photographie, un peu à gauche de l’épaule, ma face de “vieux kroumir” se reflète dans un miroir, miroir dans lequel j’admire la perspective de mon trou du cul violé, empalé, de mes jambes gainées et de mes pieds chaussés de hauts talons, spectacle qui me fait superbement bander. Ma verge est enveloppée de bas très fins. En me trémoussant dans un mouvement de va et vient, le godemiché me chatouille voluptueusement le trou du cul, ma queue si subtilement gainée prend un plaisir extrême en s’agitant sur de coussins qui sont des “cuisses”, il m’est difficile de résister trop longuement, ainsi l’orgasme me surprend dans une extraordinaire avalanche de bonheur, de volupté à en perdre la sensation d’exister, plaisir d’être enculé et enculeur, plaisir extraordinaire qui nous fait atteindre la seule vérité de notre raison d’exister, résoudre le problème de l’androgyne initial ; phénomène qui nous fait perdre la notion de l’espace et du temps, nous précipite dans un “temps de la mort” qui se perd dans l’inexplicable de l’infini, un temps sans limite, sans fin ni commencement. » Explication, 1966

« Qu’il y ait un sexe masculin ou un sexe féminin, je m’en fous royalement. L’essentiel, c’est qu’il y ait une peau très lisse, qu’il soit bien fait, qu’il ait de jolies jambes. » Je suis né homme-putain. Écrits et dessins inédits, 2005

« En créant un hiatus entre le sexe biologique et l’identité revendiquée, en se choisissant autre que l’on naît, le travesti et le transsexuel minent le mot d’ordre implicite de la sexualité dominante, formulé par Napoléon et repris par Freud : “L’anatomie, c’est le destin.”
Les photographies de Pierre Molinier se distinguent très fortement de l’univers surréaliste où il se trouvait jusqu’alors confiné et sont contemporaines des autoportraits en travesti d’Urs Lüthi, de Michel Journiac ou de Jürgen Klauke. Elles préfigurent également les oeuvres de Nan Goldin, Pierre & Gilles, Catherine Opie ou Zoe Leonard.
[…]
Si l’œuvre photographique de Molinier, à l’instar de celle de Claude Cahun, est annonciatrice de nombreuses postures artistiques contemporaines, elle s’en distingue néanmoins foncièrement. Ces photographies participent d’un véritable art de vivre et engagent totalement l’existence quotidienne de celui qui dit être “né homme-putain”. Le Lit et ses commodités constitue à cet égard le manifeste visuel de son érotisme qu’il faut d’abord comprendre comme un mode de vie. On y voit tous les instruments de son autoérotisme (les bas, les miroirs, les cuisses prenantes, la poupée). Pierre Molinier s’était d’ailleurs fabriqué un joug à autofellation, qui lui permettait d’ingérer sa propre semence. “Ça a été long… J’ai mis deux ans pour y arriver : finalement, je suis arrivé à me faire des pompiers et je suis resté 18 jours sans bouffer. Les yogis appellent ça : le circuit. C’est-à-dire que vous avalez, et alors ça vous nourrit.” (entretien avec Pierre Chaveau) Plus que ses provocations dont sa vie est remplie, c’est, à l’évidence, l’autosuffisance de son désir qui fait, chez Molinier, scandale. » BM

« Comme l’érotisme prend une des plus grandes places dans la vie, se créer des personnages en soi, aidés d’effigies, et rechercher la volupté dans les doubles de soi – se faire l’amour – secret de la plénitude. Pour qu’une œuvre d’art soit valable, l’artiste ne doit pas chercher son inspiration dans ce qui est à droite ou à gauche ou devant lui, mais s’introduire par effraction dans le secret de lui-même et en « extirper » l’essence pour s’exprimer en toute liberté. » Je suis né homme-putain

« Je me fais l’amour à longueur de journée »
Pierre Molinier

« Si différents que soient les sexes, pourtant ils se combinent. Tout être humain oscille ainsi d’un pôle à l’autre et, bien souvent, tandis que les habits conservent seuls leur apparence mâle ou femelle, au-dessous le sexe caché est le contraire du sexe apparent. »
Virginia Woolf

Autoportrait, 1965
« Oh!… Marie, mère de Dieu », 1965 (série « L’oeuvre, le peintre et son fétiche »)
Le Lit et ses commodités, vers 1965
Autofellation avec joug, 1965


Constellation

Urs LüthiAutoportrait, 1963
Autoportraits 1969-1980 – Site de l’artiste

Michel Journiac24 heures de la vie d’une femme ordinaire – le raccord, 1971
(aussi : la vaisselle, le travail, le viol, le ménage, le couple, le musée…)
« Toute une partie de mon travail tourne autour de l’identité dans laquelle on est figé, socialement figé. L’ouvrier reste ouvrier, sexuellement, socialement, économiquement. C’est un piège qui est à détruire. »

Claude CahunAutoportrait, 1938
« Il faudrait élaguer ce corps, branche par branche, membre par membre, faire appel au chirurgien »
Jürgen KlaukeAutoperformance, 1972-1973Jürgen KlaukeHeimspiel, 1991-1992

Pierre & Gillesles Mariés, 1992
Clovis TrouilleOh! Calcutta! Calcutta!, 1946

Catherine OpieMitch, 1994Catherine OpieSelf-Portrait/Cutting, 1993

Zoe LeonardThe Fae Richards Photo Archive, 1993-1996


Eva Hesse – Accession II, 1968-1969
[1936-1970]


Acier galvanisé et vinyl, 78 x 78 x 78 cm, coll. Detroit Institute of Art

« Puis-je revendiquer ma nature de femme ? Puis-je réussir une démarche artistique, et les deux peuvent-ils coïncider ? » Journal du 4 janvier 1964

« C’est par le biais de l’art que l’on peut le mieux comprendre la discrimination en matière d’art. La qualité n’a pas de sexe. »

« Dans le choix des matériaux qu’elle utilise (latex, plâtre, caoutchouc, ficelle, papier mâché, plastique, fil de fer…), de même que dans l’esthétique de sa sculpture, qu’elle définit comme « ordonnée et pourtant non ordonnée », comme un « chaos structuré en anti-chaos », il y a la trace incarnée de ses doutes et de ses peurs. La précarité des matières, leur fragilité, leur instabilité font corps avec elle (« mes certitudes et mes idées partent en morceaux aussi facilement que mon œuvre… », Journal du 21 août 1962). Si Eva Hesse a pu qualifier son œuvre d’ « absurde », c’est, comme le précise Mel Bochner, en vertu de « contradictions qui ne seraient jamais résolues », d’un hiatus « entre son obsession narcissique et son désir d’en faire un objet formel », d’un conflit « entre le contenu érotique et la forme minimale ».

Eva Hesse est une femme artiste entourée d’hommes artistes. Et non des moindres : Sol LeWitt, Mel Bochner, Robert Smithson, Dan Graham, sans compter son propre mari, Tom Doyle. Tous minimalistes et conceptuels. C’est dans ce contexte idéologique très identifié qu’elle exercera son art si personnel, tendu entre l’organique et le formel. Mel Bochner a bien vu le côté viscéral de cette œuvre, très proche du corps et de ses évacuations, sans pourtant tomber dans l’illustration pathologique et expressionniste. Son fameux cube d’acier galvanisé, hérissé en son intérieur par une forêt de tuyaux de plastique, constitue, bien sûr, un clin d’œil aux « structures primaires » de l’époque (Sol LeWitt, Donald Judd, Robert Morris), en même temps qu’il en est le contre-pied le plus absolu. Il y a dans cette œuvre une densité sexuelle d’autant plus forte qu’elle s’exprime à l’intérieur d’une forme non organique, libre de tout anthropomorphisme. En réalité, comme l’a souligné Mel Bochner, Eva Hesse joue ici avec les connotations sexuelles du mot box (à la fois « boîte » et « vagin »), donnant « un tour érotique au vocabulaire de l’art minimal ainsi qu’à ses formes ». » BM

« 1. l’art est ce qui est, 2. tension et liberté, 3. opposition contradictions, 4. objets abstraits, 5. pas des symboles d’autre chose, 6. autonome et intimement personnel. »
Eva Hesse, journal du 28 février 1967

« Je ne peux pas êre tout à la fois… Femme, belle, artiste, épouse, maîtresse de maison, cuisinière, vendeuse, tout cela. Je ne peux pas être moi-même, ni savoir qui je suis. Il faut que je trouve en moi quelque chose de net, de stable et de paisible. »
Eva Hesse, journal du 4 janvier 1964

« Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots… […] c’est justement de ceci que, d’être pas toute, elle a, par rapport à ce que désigne de jouissance la fonction phallique, une jouissance supplémentaire. […] Il y a une jouissance à elle, à cette elle qui n’existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça, elle le sait. Elle le sait bien sûr quand ça arrive. Ça ne leur arrive pas à toutes. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, 1975

Sol LeWittWall Drawing #260 San Francisco Museum of Art, 1975, photo: Rudy Bender
Mel BochnerMeaningless, 2018
Robert SmithsonSpiral Jetty, 1970
Dan GrahamNeo-baroque Walkway, 2019
Tom DoyleTullamore, 1987
Donald JuddSans titre, 1978
Atelier d’Eva Hesse, 1965-66


Constellation

Jessica StockholderSans titre, 1994
Tatiana TrouvéRock, 2007
« L’artiste évoque la notion de rémanence (propriété de certaines sensations de subsister aorès la disparition de l’excitation qui leur a donné naissance) pour qualifier ses dessins et ses sculptures. Ainsi, il est loisible d’imaginer que les cadenas et les poids accrochés au bloc de marbre constituent une manière de rémanence du mythe d’Andromède, cette jeune femme attachée nue à un rocher, livrée en pâture à un serpent de mer et délivrée par Persée… » BM


Gilbert & George – The Singing Sculpture, 1970


Performance

« C’est très simple : en quittant l’école, nous nous sommes retrouvés seuls, sans atelier, sans rien. Nous étions tout ce que nous possédions. Résultat : nous avons décidé de nous promouvoir nous-mêmes. Et c’était ça l’art. » – « Il n’y a pas de frontière. Non. Nous ne nous arrêterons jamais. Nous ne disons jamais : ceci ne sera pas montré. Jamais. » Entretien avec Irmeline Lebeer, 1981

« Nos amis étaient Hamish Fulton, Barry Flanagan, Bruce McLean […] Nous n’avons jamais eu de grandes discussions sur l’art. Il y en avait seulement chez les autres à qui nous n’adressions jamais la parole… Cette petite élite avait sans cesse d’énormes discussions. Notre groupe à nous était très antiacadémique, contre les discussions… » Etretien avec Jean-Hubert Martin pour le Centre Georges-Pompidou, 1981

« Le fait qu’ils se soient rencontrés dans l’atelier de scuplture de la Saint Martins Schools, qu’ils aient par la suite tenu à ce que toutes leurs activités reçoivent le lael de sculpture est loin de constituer une fantaisie ou une clause de style. Gilbert & George reprennent à leur compte, en la systématisant, une idée déjà mise en oeuvre en 1961 par Piero Manzoni (ce dernier signait des personnes vivantes en leur délivrant un certificat). Avec les deux Britanniques, la sculpture devient un véritable outil visuel et polémique. Elle leur permet de s’impliquer dans le monde de l’art en s’imposant comme une critique en acte de l’idéologie artistique de leur temps. » BM

« En ce temps-là [la fin des années 1960], nous étions complètement submergés par « l’art abstrait ». Pendant cette période , le seul travail considéré comme valable était celui qui prenait en compte les matériaux et les aspects formels de l’art. Nous considérions tout cela comme décadent, parce que nous croyions à l’artiste en tant qu’être et non aux inventions minimalistes ». – « Nous ne regardons jamais l’art pour créer de l’art. L’art n’a jamais comme source de l’art, mais la vie. » Dialogue avec Démosthènes Davvetas pour le CAPC, 1986

« Violemment opposés au credo « conceptuel » de l’art-en-tant-qu’art (Ad Reinhardt disait de l’art qu’il était art et de la vie qu’elle était la vie), Gilbert & George se font ainsi les héritiers d’une tradition qui, du romantisme à Dada et au situationnisme, tend à abolir cette séparation.
Contre l’idéologie qu’ils qualifient de « décadente » de l’Art pour l’art (Art’s sake), ils considèrent que leur activité relève de la morale. « Pour nous, l’artiste doit avoir une relation morale avec le public. Cette moralité, que nous utilisons dans le but de maintenir la civilisation occidentale là où il le faut et de la renverser là où elle en a besoin, change tous les jours. Dans cette tentative, nous voulons être en première ligne. » (Dialogue cité avec Démosthènes Davvetas) Ce volontarisme esthétique est très voisin des conceptions de William Morris et surtout de John Ruskin : même condamnation de l’ « esthétisme bourgeois », même rôle donné à l’engagement personnel. Cette véritable profession de foi ne sacrifie cependant pas à l’unanimisme et à la démagogie. A l’utopie d’un art qui serait fait « par tous », Gilbert & George substituent l’idée d’un « art pour tous » (Art for all). Ils ont en effet conscience qu’ils sont, en tant qu’artistes, en position de manipuler le public et ne font pas mine de masquer leur position privilégiée. Leur attitude, sur ce point, se distingue du messianisme militant de Joseph Beuys et est plus proche de celle d’Andy Warhol. « En utilisant des formes d’expression très différentes comme les livres, les films, les poster géants, nous ne faisons rien d’autre que de faire de la publicité pour nos pensées. » Dès la fin des années 1960, ils ressentent bien à cet égard l’hiatus qui existe entre le milieu de l’art recroquevillé sur lui-même et la scène rock anglaise capable, à l’instar de David Bowie ou Roxy Music, d’intégrer des éléments extérieurs à leur monde spécifique. Pendant toute l’année 1969, ils se produisent en play-back dans différents concerts : au Marquee Club, au Lyceum et même au National Jazz and Blues Festival de Plumpton… « Si nous avions connu plus de succès dans le monde de la pop, nous serions devenus tout simplement des musiciens pop. Mais nous ne chantions pas, alors… » (Entretien cité avec Jean-Hubert Martin)
[…]
Les costumes de petits-bourgeois qu’ils portent depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui et qu’ils décrivent eux-mêmes comme des vêtements de « Blancs d’Afrique du Sud en vacances » (Entretien cité avec Jean-Hubert Martin), sont les signes les plus flagrants de leur position. Ils endossent en effet par là leur propre compromission avec une réalité morale et politique de l’Angleterre, bien sûr, mais, au-delà, de notre monde contemporain, qui n’ose le plus souvent pas dire son nom. » BM

« Nous sommes malsains, entre deux âges, scabreux, déprimés, cyniques, vides, las, minables, pourris, rêveurs, grossiers, insolents, arrogants, intellectuels, autocompatissants, honnêtes, victorieux, travailleurs, réfléchis, artistiques, religieux, fascistes, sanguinaires, taquins, destructifs, ambitieux, pittoresques, damnés, obstinés, pervertis et bons. Nous sommes artstes. » The World of Gilbert & George, film, 1980

« Nous ne sommes que des sculptures humaines »
Gilbert & George, « l’Art pour tous », 1970

Piero ManzoniSculpture vivante, 1961
« Lors de son exposition de Milan, au mois de mai 1961, Piero Manzoni appose sa signature sur une partie de l’anatomie de certaines personnes présentes. L’artiste leur délibre ensuite un « certificat d’authenticité » attestant de son geste. Si le timbre du certificat est rouge, la personne signée est dans son entier une oeuvre d’art et le demeure jusqu’à la fin de ses jours (en 1961, Marcel Broodthaers sera ainsi décrété « œuvre d’art authentique et véritable »). Si le timbre est vert, la personne devient une œuvre, uniquement sous certaines conditions : lorsqu’il dort, lorsqu’il chante, lorsqu’il boit… » BM
Bruce McLeanPose work for plinths, 1971
Référence ironique aux modernistes britanniques, à la monumentalité des socles des sculptures d’Henry Moore et au rejet dogmatique du socle par Anthony Caro, tous deux enseignants à la Saint Martins School.
Gilbert & GeorgeMorning Light on Art for All, 1972
Hamish FultonCampfire, 1985
Hamish Fulton est un « artiste marcheur », dont l’œuvre s’inscrit dans la lignée de l’art conceptuel et performatif. À la différence des artistes représentants du Land art, Hamish Fulton ne laisse aucune trace sur les paysages qu’il traverse, ni ne rapporte aucun objet. Seule la marche fait œuvre, constituant une « expérience artistique » qui ne peut pas, selon lui, rivaliser avec les notions traditionnelles de peinture ou de sculpture.


Constellation

Marina Abramovic et UlayNightsea Crossing, 1984
« De 1981 à 1986, Marina Abramovic et Ulay ont réalisé 90 représentations de cette performance, dans 19 lieux du monde. Le dispositif est simple. Les deux protagonistes se tiennent de part et d’autre d’une table, sans parler ni se nourrir, pendant les heures d’ouverture des lieux qui les reçoivent. Les artistes considèrent cette action comme une nature morte, car ils accèdent ainsi au statut d’objets. » BM
Felix Gonzalez-TorresUntitled (Go-Go Dancing Platform), 1991
Les deux dernières semaines de son exposition à la galerie Andrea Rosen de New York (Every Week There Is Something Different), l’artiste installe une plate-forme peinte en bleu layette, allumant des ampoules électriques. Chaue jour un danseur professionnel de cabaret, vêtu d’un slip e satin, de tennis et muni d’un walkman, se trémousse au son d’un rythme inaudible pour les spectateurs et disparaît aussi vite qu’il est apparu. » BM
David BowieAladdin Sane, 1973


Annette Messager – Les Tortures volontaires, 1972
[1943-]


Annette Messager collectionneuse, Album-collection n°18, « Les Tortures volontaires », photographies noir et blanc d’images découpées dans des magazines féminins, 200 x 400 cm, coll. FRAC Rhône-Alpes

« Il était une fois une jeune femme qui avait divisé son petit appartement parisien du 14e arrondissement en deux espaces : la salle à manger était consacrée aux travaux d’Annette Messager artiste, la chambre à coucher aux activités d’Annette Messager collectionneuse. « Ce n’était pas une volonté délibérée. Très simplement, j’avais mis dans ma chambre des revues, des magazines, mon appareil photo, lors que dans le lieu baptisé « atelier », se trouvaient des objets plus sales, plus manipulables. » (Entretien avec Bernard Marcadé, 2006)
[…]
Sa ruse consistera à prendre le masque de la femme pour devenir artiste. D’entrée de jeu, Annette Messager accepte le trop de la féminité. Elle en rajoute même, en se soumettant avec zèle (par la collection, la copie ou la reprise) aux modèles et aux stéréotypes qui s’étalent dans la presse dite féminine. Cette soumission est bien évidemment une perfidie. « J’ai essentiellement copié, recopié, répété des mots, des images, des gestes, des points de coutures… Ce qui m’apparaissait plus pernicieux que la rébellion. Cette litanie de soumission, d’acceptation et même de recherche de la punition, en en faisant toujours davantage, trop, peut être considérée comme suspecte, me semble-t-il » (Entretien avec Robert Storr, 1995).
Les 56 Albums Collection que l’artiste réalise entre 1970 et 1973 (les Approches, Mes travaux d’aiguille, les Tortures volontaires, les Enfants aux yeux rayés, Mes jalousies, les Hommes que j’aime, les Hommes que je n’aime pas, etc.) sont paradigmatiques de ce stratagème. Ces collections méticuleusement rangées dans des classeurs ou éclatées sur les murs, mettent en jeu une quotidienneté dérisoire qui provoque un étrange sentiment de déjà-vu. » BM

« Je crois que l’artiste ne crée rien mais qu’il est là pour trier, montrer, signaler ce qui existe déjà, le mettre en forme et parfois le reformuler. C’est dans cet esprit que j’ai réuni toutes ces coupures de presse et ces photos de femmes, leurs attitudes, leurs gestes… […] C’est un langage en soi auquel on ne prête pas attention. Je n’ai rien inventé. Je signale, j’attire le regard sur ces comportements de femmes. » Entretien avec Aline Dallie, 1975-1976

« Admettre cette soumission au monde de l’image, c’est prendre conscience du caractère ambigu et contradictoire de toute représentation, c’est reconnaître aussi que le désir est pris dans un réseau touffu et inextricable de représentations. » BM

« [Ces images], je sais aussi que c’est du sadisme et du fétichisme à trois francs cinquante ! […] Ce qui me plaît, c’est de rendre le spectateur un peu honteux, de le mettre dans une position de voyeur surpris, qu’il ait l’impression de déceler des secrets terribles, lors qu’il s’agit le plus souvent d’une imagerie dérisoire de lui-même. Les fantasmes d’Annette Messager, ce sont les fantasmes de tout le monde ! » Entretien avec Bernard Marcadé, 2006

« Je me suis toujours intéressée aux arts dévalués. En tant que femme j’étais déjà une artiste dévaluée. Faisant partie d’une minorité, je suis attirée par les valeurs et les objets dits mineurs. De là mon goût pour l’art populaire, les proverbes, l’art brut, les sentences, les contes de fées, l’art du quotidien, les broderies, le cinéma… »
Entretien d’Annette Messager avec Bernard Marcadé, 2006

Annette Messager truqueuse, les Effroyables Aventures d’Annette Messager, 1974-1975
Annette Messager collectionneuse, Les Approches, 1971-1972


Constellation

Sylvie FleuryStrange Fire, 2005
« Recontextualiser quelque chose de très superficiel lui donne une nouvelle profondeur. Et parfois, juste être une femme, et montrer quelque chose – une paire de chaussures, une voiture ou une oeuvre de Carl Andre – lui donne une nouvelle dimension. » Sylvie Fleury
Vanessa BeecroftShow, performance au Solomon R. Guggenheim Museum, 1998
« Ce tableau vivant est composé de vingt mannequins professionnels, habillés par Gucci. Ces femmes au regard indifférent restent immobiles pendant plus de deux heures au sein de la rotonde du musée. L’asexualité ostentatoire de ces corps constitue une provocation lancée à la fois au monde des hommes (ces femmes sont inaccessibles) et à l’idéologie féministe (elles exhibent leur compromission avec le monde du luxe). » BM


Cindy Sherman – Untitled Film Stills, 1977-1980
[1954-]


Untitled Film Still #27, photographie, 1979

« La série Untitled Film Stills constitue une forme de typologie de l’imagerie et des stéréotypes de la féminité : la jeune secrétaire en ville, l’adolescente fugueuse, la ménagère pulpeuse que l’on croirait sortie d’un film néo-réaliste italient, l’amante éplorée, la séductrice… Cindy Sherman admet le malentendu qui traverse cette dernière image. « Le choix d’un personnage tel que celui-ci se rapportait à ma propre ambivalence envers la sexualité. J’ai grandi entourée de modèles féminins (la plupart issus du cinéma) semblables à ce personnage et, en même temps, j’étais censée devenir une fille bien. »
Il est vrai que la personnalité même de Cindy Sherman cultive ce type de malentendu. Ce qui frappe, au premier abord, c’est la discrétion et la modestie de l’artiste. Elle le répète souvent, et ce, sans aucun soupçon d’affectation : « Je me sens quelqu’un de très ordinaire ».
[…]
Il faut savoir gré à Cindy Sherman d’avoir porté à son point d’incandescence cette manière de s’anéantir dans la mascarade, de se diluer au travers des avatars de son image et de ses travestissements (on pense bien sûr aux photographies pionnières de Claude Cahun dans les années 1920). » BM

« Même les Noirs, disaient les Black Panthers, ont à devenir-noir. Même les femmes, à devenir-femme. Même les juifs à devenir-juif. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, 1980

Man RayPortrait de Marcel Duchamp en Rose Sélavy, vers 1920
« J’ai voulu […] changer d’identité et la première idée qui m’est venue c’est de prendre un nom juif. J’étais catholique et c’était déjà un changement que de passer d’une religion à une autre ! Je n’ai pas trouvé de nom juif qui me plaise ou qui me tente, et tout d’un coup, j’ai eu une idée : pourquoi ne pas changer de sexe ? C’est beaucoup plus simple ! Alors, de là est venu le nom de Rose Sélavy. »
Claude CahunAutoportrait, vers 1927
« Sous ce masque un autre masque, Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages. »
Cindy ShermanUntitled Film Still #14, 1978
Cindy ShermanUntitled Film Still #35, 1979
Cindy ShermanUntitled #412, 2003


Constellation

Eleanor AntinNurse Eleanor, 1973
Jouant avec des personnalités féminines cliché, Eleanor Antin raconte à l’aide de poupées de papier découpé l’histoire d’une infirmière innocente qui rencontre une succession d’hommes splendides, captivants et disponibles.
Adrian PiperLight My Fire Sweetie?, 1975
« Je représente tout ce que vous haïssez et craignez le plus. » L’artiste (femme) se travestit en homme de couleur, revêtant perruque afro et fausse moustache, et se promène dans les rues de New York en murmurant des mantras tirées de son journal intime d’adolescente, pointant les réactions multiples face aux différences ethniques et sexuelles.


Paul-Armand Gette – La Liberté du modèle, 1996
[1927-]


La Liberté du modèle (Connie), les menstrues de la déesse, photographie, 2000

« Chez Paul-Armand Gette, il ne faut pas éluder la tendance à la provocation. Un certain goût du scandale est entretenu par conviction ; esprit frondeur, il se prononce clairement en faveur d’une pratique ambiguë, à la lisière du convenable et de la décence. La marginalité est son domaine ; avec les touchers du modèle il nous conduit sur cette lisière. Ses images photographiques représentent le franchissement en tant que tel, en le composant. En même temps que ses images feignent d’illustrer un interdit de toucher (moral), elles illustrent effectivement l’interdit (artistique) de toucher. Avec elles, tout le dispositif visuel bascule ; l’injonction de Marcel Duchamp est directement transposée à l’épreuvedu regardpour en éprouver les limites. » Lydie Rekow-Fond, dossier de presse Centre d’arts plastiques de Saint-Fons

« Les menstrues de la déesse ou l’apothéose des fraises, Texte de Paul-Armand Gette dans Inferno – novembre 2011

« Paul-Armand Gette s’est toujours attaché à regarder ce qui n’était pas regardable, aux yeux de la science, aux yeux de l’art comme à ceux de la morale. Il s’est toujours joué des règles et des interdits inhérents aux domaines qu’il investissait, mais sans jamais être en position de clandestinité. En effet, pour aussi marginale qu’elle puisse se revendiquer, la position de Gette n’en est pas moins légale. Ainsi, c’est en utilisant avec scrupule les méthodologies en vigueur dans le milieu scientifique qu’il met ces méthodologies en porte à faux avec elles-mêmes. De même, c’est toujours avec la permission et le consentement de ses modèles qu’il effectue ses prises de vue vidéo-photographiques, et ce, depuis le début de sa carrière artistique. C’est même cet excès de scrupule, cette « bonne éducation », qui signent le caractère foncièrement scandaleux de cette oeuvre. » BM

« Le modèle dégagé des contingences du métier est désirant et maître des images qui seront produites. L’artiste se voit en retour accorder la liberté du point de vue et l’interdit tombe, le regard étant désiré. »
Paul-Armand Gette, La Liberté du modèle, 2004, texte non publié

La Liberté du modèle – Laurence


Constellation

Pierre KlossowskiDiane et Actéon, 1981
« Il est une souveraineté de Diane qui s’accommode mal des stratégies voyeuristes d’Actéon. Peut-être la déesse aurait-elle accepté d’être regardée, voire même courtisée, si Actéon n’avait imposé son désir sur le mode de l’effraction et de la clandestinité ? » BM
Pierre BonnardMarthe au tub, 1908-1910
« Les photographies de Bonnard ne sont à l’évidence pas simplement des esquisses pour ses peintures, mais bien un dispositif spécifique qui ouvre et offre à son modèle privilégié, un espace de jeu et de complicité érotiques. » BM