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Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore.

Qu’est-ce que l’acte de création ?
Gilles Deleuze – Conférence à la FEMIS, 17 mai 1987.

« Je voudrais, moi aussi, poser des questions. En poser à vous et en poser à moi- même. Ce serait du genre : qu’est-ce que vous faites au juste vous, qui faites du cinéma ? Et moi qu’est-ce que je fais au juste quand je fais ou j’espère faire de la philosophie ?

Je pourrais poser la question autrement : qu’est-ce que c’est qu’avoir une idée au cinéma ? Si l’on fait ou veut faire du cinéma, qu’est-ce que ça signifie avoir une idée ? Que se passe-t-il lorsqu’on dit : « Tiens, j’ai une idée » ? Parce que, d’une part, tout le monde sait bien qu’avoir une idée, c’est un évènement qui arrive rarement, c’est une espèce de fête, peu courante. Et puis, d’autre part, avoir une idée, ce n’est pas quelque chose de général. On n’a pas une idée en général. Une idée – tout comme celui qui a l’idée – elle est déjà vouée à tel ou tel domaine. C’est tantôt une idée en peinture, tantôt une idée en roman, tantôt une idée en philosophie, tantôt une idée en science. Et ce n’est évidement pas le même qui peut avoir tout ça. Les idées, il faut les traiter comme des potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression et inséparables du mode d’expression, si bien que je ne peux pas dire que j’ai une idée en général. En fonction des techniques que je connais, je peux avoir une idée dans tel domaine, une idée en cinéma ou bien une idée en philosophie.

Qu’est-ce qu’avoir une idée en quelque chose ?
Je repars donc du principe que je fais de la philosophie et que vous faites du cinéma. Une fois cela admis, il serait trop facile de dire que la philosophie étant prête à réfléchir sur n’importe quoi pourquoi ne réfléchirait-elle pas sur le cinéma ? C’est stupide. La philosophie n’est pas faite pour réfléchir sur n’importe quoi. En traitant la philosophie comme une puissance de « réfléchir-sur », on a l’air de lui donner beaucoup et en fait on lui retire tout. Car personne n’a besoin de la philosophie pour réfléchir. Les seuls gens capables de réfléchir effectivement sur le cinéma, ce sont les cinéastes ou les critiques de cinéma, ou bien ceux qui aiment le cinéma. Ces gens-là n’ont pas besoin de la philosophie pour réfléchir sur le cinéma. L’idée que les mathématiciens auraient besoin de philosophie pour réfléchir sur les mathématiques est une idée comique. Si la philosophie devait servir à réfléchir sur quelque chose, elle n’aurait aucune raison d’exister. Si la philosophie existe, c’est parce qu’elle a son propre contenu.

Qu’est-ce- que le contenu de la philosophie ?
Il est tout simple : la philosophie est une discipline aussi créatrice, aussi inventive que toute autre discipline, et elle consiste à créer ou bien inventer des concepts. Et les concepts, ils n’existent pas tout faits dans une espèce de ciel où ils attendraient qu’un philosophe les saisisse. Les concepts, il faut les fabriquer. Bien sûr, ça ne se fabrique pas comme ça. On ne se dit pas un jour : « Tiens, je vais inventer tel concept », pas plus qu’un peintre ne se dit un jour : « Tiens, je vais faire un tableau comme ça » ou un cinéaste : « Tiens je vais faire tel film ! » Il faut qu’il y ait une nécessité, autant en philosophie qu’ailleurs, sinon il n’y a rien du tout. Un créateur n’est pas un être qui travaille pour le plaisir. Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin. Reste que cette nécessité – qui est une chose très complexe, si elle existe – fait qu’un philosophe (là, je sais au moins de quoi il s’occupe) se propose d’inventer, de créer des concepts et non de s’occuper à réfléchir, même sur le cinéma.

Je dis que je fais de la philosophie, c’est-à-dire que j’essaie d’inventer des concepts. Si je dis, vous qui faites du cinéma, qu’est-ce que vous faites ? Vous, ce que vous inventez, ce n’est pas des concepts – ce n’est pas votre affaire – mais des blocs de mouvements/durée. Si on fabrique un bloc de mouvements/durée. Si on fabrique des blocs de mouvements/durée, peut-être qu’on fait du cinéma. Il n’est pas question d’invoquer une histoire, ou de la récuser. Tout a une histoire. La philosophie raconte aussi des histoires. Des histoires avec des concepts. Le cinéma raconte des histoires avec des blocs de mouvements/durée. La peinture invente un tout autre type de blocs. Ce ne sont ni des blocs de concepts, ni des blocs de mouvements/durée, mais des blocs lignes/couleurs. La musique invente un autre type de blocs, tout aussi particuliers. A côté de tout cela, la science est non moins créatrice. Je ne vois pas tellement d’oppositions entre les sciences et les arts.

Si je demande à un savant ce qu’il fait, lui aussi il invente. Il ne découvre pas – la découverte, ça existe mais ce n’est pas par là qu’on définit une activité scientifique en tant que telle – mais il crée autant qu’un artiste. Un savant, ce n’est pas compliqué, c’est quelqu’un qui invente ou qui crée des fonctions. Et il n’y a que lui. Un savant en tant que savant n’a rien à faire avec des concepts. C’est même pour cela – et heureusement – qu’il y a de la philosophie. En revanche, il y a une chose que seul un savant sait faire : inventer et créer des fonctions. Qu’est-ce que c’est qu’une fonction ? Il y a fonction dès qu’il y a mise en correspondance réglée de deux ensembles au moins. La notion de base de la science – et pas depuis hier mais depuis très longtemps – c’est la notion d’ensemble. Un ensemble n’a rien à voir avec un concept. Dès que vous mettez en corrélation réglée des ensembles, vous obtenez des fonctions et vous pouvez dire : « Je fais de la science. »

Si n’importe qui peut parler à n’importe qui, si un cinéaste peut parler à un homme de science, un homme de science peut avoir quelque chose a dire à un philosophe ,et inversement, c’est dans la mesure et en fonction de leur activité créatrice à chacun. Non pas qu’il y ait lieu de parler de la création – la création, c’est plutôt quelque chose de très solitaire – mais c’est au nom de ma création que j’ai quelque-chose à dire à quelqu’un. Si j’alignais toutes ces disciplines qui se définissent par leur activité créatrice, je dirais qu’il y a une limite qui leur est commune. La limite qui est commune à toutes ces séries d’inventions, inventions de fonctions, inventions de blocs durée/mouvements, inventions de concepts, c’est l’espace-temps. Si toutes les disciplines communiquent ensemble, c’est au niveau de ce qui ne se dégage jamais pour soi-même, mais qui est comme engagé dans toute discipline créatrice, à savoir la constitution des espaces-temps.

Chez Bresson – c’est très connu -, il y a rarement des espaces entiers. Ce sont des espaces qu’on peut appeler déconnectés. Par exemple il y a un coin, le coin d’une cellule. Puis on voit un autre coin ou bien un endroit de la paroi. Tout se passe comme si l’espace bressonien se présentait comme une série de petits morceaux dont la connexion n’est pas prédéterminée. Il existe de très grands cinéastes qui emploient au contraire des espaces d’ensemble. Je ne dis pas qu’il soit plus facile de manier un espace d’ensemble. Mais l’espace de Bresson constitue un type d’espace particulier. Sans doute a-t-il été repris ensuite, a-t’il servi d’une manière très créatrice à d’autres, qui l’ont renouvelé. Mais Bresson a été l’un des premiers à faire de l’espace avec des petits morceaux déconnectés, c’est-à-dire des petits morceaux dont la connexion n’est pas prédéterminée. Et je dirai ceci : à la limite de toutes les tentatives de création, il y a des espaces-temps. Il n’y a que cela. Les blocs de durée/mouvement de Bresson vont tendre vers ce type d’espace, entre autres.

La question est alors : ces petits morceaux d’espace visuel dont la connexion n’est pas donnée d’avance, par quoi sont-ils connectés ? Par la main. Cela, ce n’est pas de la théorie, ni de la philosophie. Ça ne se déduit pas comme ça. Je dis : le type d’espace de Bresson est la valorisation cinématographique de la main dans l’image. Le raccordement des petits bouts d’espace bressonien – du fait même que ce sont des bouts, des morceaux déconnectés d’espace – ne peut être qu’un raccordement manuel. D’où l’exhaustion de la main dans tout son cinéma. Par là, le bloc d’étendue/mouvement de Bresson reçoit donc comme caractère propre à ce créateur, à cet espace, le rôle de la main, qui en sort tout droit. Il n’y a plus que la main qui puisse effectivement opérer des connexions d’une partie à l’autre de l’espace. Et Bresson est sans doute le plus grand cinéaste à avoir réintroduit dans le cinéma les valeurs tactiles. Pas simplement parce qu’il sait prendre en images admirablement les mains. S’il sait prendre admirablement les mains en images, c’est parce qu’il a besoin d’elles. Un créateur, ce n’est pas un être qui travaille pour le plaisir. Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin.

Encore une fois, avoir une idée en cinéma, ce n’est pas la même chose qu’avoir une idée ailleurs. Il y a pourtant des idées en cinéma qui pourraient valoir aussi dans d’autres disciplines, qui pourraient être excellentes en roman, par exemple. Mais elles n’auraient pas du tout la même allure. Et puis il y a des idées en cinéma qui ne peuvent être que cinématographiques. Il n’empêche. Même quand il s’agit d’idées en cinéma qui pourraient valoir en roman, elles sont déjà engagées dans un processus cinématographique qui fait qu’elles sont déjà vouées d’avance. C’est une manière de poser une question qui m’intéresse : qu’est-ce qui fait qu’un cinéaste a vraiment envie d’adapter, par exemple, un roman ? Il me semble évident que c’est parce qu’il a des idées en cinéma qui résonnent avec ce que le roman présente comme des idées en roman. Et là se font souvent de très grandes rencontres. Je ne pose pas le problème du cinéaste qui adapte un roman notoirement médiocre. Il peut avoir besoin du roman médiocre, et cela n’exclut pas que le film soit génial ; il serait intéressant de traiter ce problème. Mais je pose une question différente : que se passe-t-il lorsque le roman est un grand roman et que se révèle cette affinité par laquelle quelqu’un a en cinéma une idée qui correspond à ce qui était l’idée en roman?

Un des plus beaux cas est celui de Kurosawa. Pourquoi se trouve-il en familiarité avec Shakespeare et Dostoïevski ? Pourquoi faut-il un Japonais pour être aussi en familiarité avec Shakespeare et Dostoïevski ? Je proposerai une réponse, qui je crois touche aussi un peu la philosophie. Chez les personnages de Dostoïevski se produit très souvent une chose assez curieuse, qui peut tenir à un petit détail. Généralement, ils sont très agités. Un personnage s’en va, descend dans la rue et dit : « Tania, la femme que j’aime, m’appelle au secours. Je cours, elle va mourir si je n’y vais pas. » Il descend son escalier et rencontre un ami, ou bien il voit un chien écrasé, et il oublie, il oublie complètement que Tania l’attend, en train de mourir. Il oublie. Il se met à parler, croise un autre camarade, va prendre le thé chez lui et tout d’un coup il dit de nouveau : « Tania m’attend, il faut que j’y aille. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Chez Dostoïevski, les personnages sont perpétuellement pris dans des urgences, et en même temps qu’ils sont pris dans ces urgences qui sont des questions de vie ou de mort, ils savent qu’il y a une question encore plus urgente et ils ne savent pas laquelle. Et c’est cela qui les arrête. Tout se passe comme si dans la pire urgence « Il y a le feu, il faut que je m’en aille » – ils se disaient : « Non, il y a quelque chose de plus urgent. Je ne bougerai pas tant que je ne le saurai pas. » C’est L’Idiot. C’est la formule de L’Idiot : « Vous savez, il y a un problème plus profond. Quel problème, je ne vois pas bien. Mais laissez-moi. Tout peut brûler… il faut trouver ce problème plus urgent. » Cela, ce n’est pas de Dostoïevski que Kurosawa l’apprend. Tous les personnages de Kurosawa sont comme ça. Voilà une belle rencontre. Si Kurosawa peut adapter Dostoïevski, c’est au moins parce qu’il peut dire : « J’ai une affaire commune avec lui, un problème commun, celui-là. » Les personnages de Kurosawa sont dans des situations impossibles, mais attention, il y a un problème plus urgent. Et il faut qu’ils sachent quel est ce problème. Vivre est peut-être l’un des films de Kurosawa qui va le plus loin dans ce sens. Mais tous ses films vont dans ce sens. Les Sept Samouraïs, par exemple : tout l’espace de Kurosawa en dépend, c’est nécessairement un espace ovale, battu par la pluie. Dans Les Sept Samouraïs, les personnages sont pris dans une situation d’urgence – ils ont accepté de défendre le village -, et d’un bout à l’autre du film ils sont travaillés par une question plus profonde, qui sera dite à la fin, par le chef des samouraïs, quand ils s’en vont : « Qu’est-ce qu’un samouraï ? Qu’est-ce qu’un samouraï non pas en général mais à cette époque-là ? » Quelqu’un qui n’est plus bon à rien. Les seigneurs n’en ont plus besoin et les paysans vont bientôt savoir se défendre tout seuls. Pendant tout le film, malgré l’urgence de la situation, les samouraïs sont hantés par cette question, digne de L’Idiot : nous autres, samouraïs, qu’est-ce que nous sommes ?

Une idée en cinéma est de ce type une fois qu’elle est déjà engagée dans un processus cinématographique. Là, vous pouvez dire : « J’ai une idée », même si vous l’empruntez à Dostoïevski.

Une idée, c’est très simple. Ce n’est pas un concept, ce n’est pas de la philosophie. Même si de toute idée peut-être on peut tirer un concept. Je pense à Minnelli, qui a une idée extraordinaire sur le rêve. Elle est très simple – on peut la dire -, et elle est engagée dans un processus cinématographique qui est l’œuvre de Minnelli. La grande idée de Minnelli sur le rêve, c’est qu’il concerne avant tout ceux qui ne rêvent pas. Le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. Pourquoi cela les concerne-t-il ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. Le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Que les autres rêvent, c’est très dangereux. Le rêve est une terrible volonté de puissance. Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus.

Une idée cinématographique, c’est par exemple la fameuse dissociation voir-parler dans un cinéma relativement récent, que ce soit – je prends les cas les plus connus – Syberberg, les Straub, Marguerite Duras. Qu’est-ce qu’il y a de commun, et en quoi c’est une idée proprement cinématographique que de faire une disjonction du visuel et du sonore ? Pourquoi cela ne peut pas se faire au théâtre ? Du moins, cela peut se faire mais alors, si ça se fait au théâtre, sauf exception et si le théâtre trouve des moyens, on pourra dire que le théâtre l’a emprunté au cinéma. Ce qui n’est pas forcément mal, mais c’est une idée tellement cinématographique que d’assurer la disjonction du voir et du parler, du visuel et du sonore, que ça répondrait à la question de savoir ce qu’est par exemple une idée en cinéma.

Une voix parle de quelque chose. On parle de quelque chose. En même temps, on nous fait voir autre chose. Et enfin, ce dont on nous parle est sous ce qu’on nous fait voir. C’est très important ce troisième point. Vous sentez bien que c’est là où le théâtre ne pourrait pas suivre. Le théâtre pourrait assumer les deux premières propositions : on nous parle de quelque chose et on nous fait voir autre chose. Mais que ce dont on nous parle se mette en même temps sous ce qu’on nous fait voir – et c’est nécessaire sinon les deux premières opérations n’auraient aucun sens ni guère d’intérêt – on peut le dire d’une autre façon : la parole s’élève dans l’air, en même temps que la terre qu’on voit s’enfonce de plus en plus. Ou plutôt, en même temps que cette parole s’élève dans l’air, cela dont elle nous parlait s’enfonce sous la terre.

Qu’est-ce que c’est, si il n’y a que le cinéma qui puisse le faire ? Je ne dis pas qu’il doive le faire, mais que le cinéma l’ait fait deux ou trois fois, je peux dire simplement que ce sont de grands cinéastes qui ont eu cette idée. Voilà une idée cinématographique. C’est prodigieux parce que cela assure au niveau du cinéma une véritable transformation des éléments, un cycle qui fait tout d’un coup que le cinéma fait écho avec une physique qualitative des éléments. Cela produit une espèce de transformation, une grande circulation des éléments dans le cinéma à partir de l’air, la terre, l’eau et le feu. Dans tout ce que je dis, cela ne supprime pas une histoire. L’histoire est toujours là, mais ce qui nous frappe c’est pourquoi l’histoire est tellement intéressante sinon parce qu’il y a tout cela derrière et avec. Dans ce cycle que je viens de définir si rapidement – la voix s’élève en même temps que ce dont parle la voix s’enfouit sous la terre – vous avez reconnu la plupart des films des Straub, le grand cycle des éléments chez les Straub. Ce qu’on voit, c’est uniquement la terre déserte mais cette terre déserte est comme lourde de ce qu’il y a en dessous. Et vous me direz : mais ce qu’il y a en dessous, qu’est-ce qu’on en sait ? C’est justement ce dont la voix nous parle. Comme si la terre se gondolait de ce que la voix nous dit, et qui vient prendre place sous la terre à son heure et en son lieu. Et si la voix nous parle de cadavres, de toute la lignée de cadavres qui vient prendre place sous la terre, à ce moment-là, le moindre frémissement de vent sur la terre déserte, sur l’espace vide que vous avez sous les yeux, le moindre creux dans cette terre, tout cela prend son sens.

Je me dis qu’avoir une idée, en tout cas, ce n’est pas de l’ordre de la communication.

C’est à cela que je voudrais en venir. Tout ce dont on parle est irréductible à toute communication. Ce n’est pas grave. Ça veut dire quoi ? En un premier sens, la communication est la transmission et la propagation d’une information. Or une information, c’est quoi ? Ce n’est pas très compliqué, tout le monde le sait, une information est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censé devoir croire. En d’autres termes, informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont appelées à juste titre des communiqués. On nous communique de l’information, on nous dit ce que nous sommes censés être en état ou devoir ou être tenus de croire. Même pas de croire mais de faire comme si l’on croyait. On ne nous demande pas de croire mais de nous comporter comme si nous croyions. C’est cela l’information, la communication et, indépendamment de ces mots d’ordre et de leur transmission, il n’y a pas d’information, il n’y a pas de communication. Ce qui revient à dire que l’information est exactement le système du contrôle. C’est évident et ça nous concerne particulièrement aujourd’hui.

C’est vrai que nous entrons dans une société qu’on peut appeler une société de contrôle. Un penseur comme Michel Foucault avait analysé deux types de sociétés assez rapprochées de nous. Les unes qu’il appelait sociétés de souveraineté et les autres qu’il appelait sociétés disciplinaires. Le passage typique d’une société de souveraineté à une société disciplinaire, il le faisait coïncider avec Napoléon. La société disciplinaire, elle se définissait – les analyses de Foucault sont restées à juste titre célèbres – par la constitution de milieux d’enfermement : prisons, écoles, ateliers, hôpitaux. Les sociétés disciplinaires avaient besoin de cela. Cette analyse a engendré des ambiguïtés chez certains lecteurs de Foucault parce qu’on a cru que c’était sa dernière pensée. Évidement non. Foucault n’a jamais cru et il a dit très clairement que ces sociétés disciplinaires n’étaient pas éternelles. Bien plus, il pensait évidemment que nous entrions dans un type de société nouveau. Bien sûr, il y a toutes sortes de restes de sociétés disciplinaires, pour des années et des années, mais nous savons déjà que nous sommes dans des sociétés d’un autre type qu’il faudrait appeler, selon le mot proposé par Burroughs – et Foucault avait une très vive admiration pour lui -, des sociétés de contrôle. Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui se définissent très différemment des sociétés de discipline. Ceux qui veillent à notre bien n’ont ou n’auront plus besoin de milieux d’enfermement. Déjà, tout cela, les prisons, les écoles, les hôpitaux sont des lieux de discussion permanents. Ne vaut-il pas mieux répandre les soins à domicile ? Oui, c’est sans doute l’avenir. Les ateliers, les usines, ça craque par tous les bouts. Ne vaut-il pas mieux les régimes de sous-traitance et le travail à domicile ? N’y a-t-il pas d’autres moyens de punir les gens que la prison ? Les sociétés de contrôle ne passeront plus par des milieux d’enfermement. Même l’école. Il faut bien surveiller les thèmes qui naissent, qui se développeront dans quarante ou cinquante ans et qui nous expliquent que l’épatant serait de faire en même temps l’école et la profession. Il sera intéressant de savoir quelle sera l’identité de l’école et de la profession à travers la formation permanente, qui est notre avenir et qui n’impliquera plus forcément le regroupement d’écoliers dans un milieu d’enfermement. Un contrôle n’est pas une discipline. Avec une autoroute, vous n’enfermez pas les gens mais en faisant des autoroutes vous multipliez des moyens de contrôle. Je ne dis pas que ce soit cela le but unique de l’autoroute mais des gens peuvent tourner à l’infini et librement sans être du tout enfermés tout en étant parfaitement contrôlés. C’est cela notre avenir.

Mettons que l’information ce soit cela, le système contrôlé des mots d’ordre qui ont cours dans une société donnée.

Qu’est-ce que l’œuvre d’art peut avoir à faire avec cela?

Ne parlons pas d’œuvre d’art, mais disons au moins qu’il y a de la contre-information. Il y a des pays de dictature où, dans des conditions particulièrement dures et cruelles, il y a de la contre-information. Du temps d’Hitler, les Juifs qui arrivaient d’Allemagne et qui étaient les premiers à nous apprendre qu’il y avait des camps d’extermination faisaient de la contre-information. Ce qu’il faut constater, c’est que la contre-information n’a jamais suffi à faire quoi que ce soit. Aucune contre-information n’a jamais gêné Hitler. Sauf dans un cas. Quel est le cas ? C’est là que c’est important. La seule réponse serait que la contre-information ne devient effectivement efficace que lorsqu’elle est – et elle l’est par nature – ou devient acte de résistance. Et l’acte de résistance n’est ni information ni contre-information. La contre-information n’est effective que lorsqu’elle devient un acte de résistance.

Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ?

Aucun. L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication à titre d’acte de résistance. Quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance alors que les hommes qui résistent n’ont ni le temps ni parfois la culture nécessaires pour avoir le moindre rapport avec l’art ? Je ne sais pas. Malraux développe un beau concept philosophique, il dit une chose très simple sur l’art, il dit que c’est la seule chose qui résiste à la mort. Revenons au début : qu’est-ce qu’on fait lorsqu’on fait de la philosophie ? On invente des concepts. Là, je trouve que c’est la base d’un beau concept philosophique. Réfléchissez… qu’est-ce qui résiste à la mort ? Il suffit de voir une statuette de trois mille ans avant notre ère pour trouver que la réponse de Malraux est plutôt une bonne réponse. On pourrait dire alors, en moins bien, du point de vue qui nous occupe, que l’art est ce qui résiste même si ce n’est pas la seule chose qui résiste. D’où le rapport si étroit entre l’acte de résistance et l’œuvre d’art. Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art bien que, d’une certaine manière, elle en soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est.

Qu’est-ce qu’avoir une idée en cinéma?

Prenez le cas, par exemple, des Straub lorsqu’ils opèrent cette disjonction voix sonore et image visuelle, qu’ils prennent de la manière suivante : la voix s’élève, elle s’élève, elle s’élève et ce dont elle nous parle passe sous la terre nue, déserte que l’image visuelle était en train de nous montrer, image visuelle qui n’avait aucun rapport direct avec l’image sonore. Or quel est cet acte de parole qui s’élève dans l’air pendant que son objet passe sous la terre ? Résistance. Acte de résistance. Et dans toute l’œuvre des Straub, l’acte de parole est un acte de résistance. De Moïse au dernier Kafka en passant par – je ne cite pas dans l’ordre – Non réconciliés ou Bach. L’acte de parole de Bach, c’est sa musique qui est l’acte de résistance, lutte active contre la répartition du profane et du sacré. Cet acte de résistance dans la musique culmine dans un cri. Tout comme il y a un cri dans Woyzeck, il y a un cri dans Bach : « Dehors ! dehors ! allez-vous-en, je ne veux pas vous voir ! » Quand les Straub le mettent en valeur, ce cri, celui de Bach ou celui de la vieille schizophrène de Non réconciliés, tout cela doit rendre compte d’un double aspect. L’acte de résistance a deux faces. Il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art soit sous la forme d’une lutte des hommes.

Quel rapport y a-t’il entre la lutte des hommes et l’œuvre d’art ?

Le rapport le plus étroit et pour moi le plus mystérieux. Exactement ce que Paul Klee voulait dire lorsqu’il disait : « Vous savez, le peuple manque. » Le peuple manque et en même temps, il ne manque pas. Le peuple manque, cela veut dire que cette affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore n’est pas, ne sera jamais claire. Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore. »

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