Emmanuel Mounier et les origines du personnalisme
« Le personnalisme, tant qu’il dépendra de moi, ne sera jamais un système ni une machine politique. Nous employons ce terme commode pour désigner une certaine perspective des problèmes humains, et pour accentuer, dans la solution de la crise du XXe siècle, certaines exigences qui ne sont pas toujours mises en valeur. On ne devient pas personnaliste en quittant ses fidélités antérieures ou les points de vue pratiques que l’on a choisis sur le résolution des problèmes pratiques. On peut être chrétien et personnaliste, socialiste et personnaliste, et pourquoi pas ? communiste et personnaliste, si l’on est communiste d’une façon qui ne contredise pas aux valeurs fondamentales ici dégagées. Je récuse par avance toute tentative d’utiliser le « personnalisme » à la paresse historique, à la défense des formes de civilisation que l’histoire condamne. Je récuse la tentation, très forte chez certains, d’appeler « personnalisme » leur incapacité de supporter une longue discipline d’action. Je souhaite que ces pages aident à penser et à créer, et non à se protéger contre les appels du monde. Le meilleur sort qui puisse arriver au personnalisme, c’est qu’ayant réveillé chez assez d’hommes le sens total de l’homme, il disparaisse sans laisser de traces, tant il se confondrait avec l’allure quotidienne des jours. »Emmanuel Mounier (1947), in Écrits sur le personnalisme
Le personnalisme, ou personnalisme communautaire, est un courant d’idées fondé par Emmanuel Mounier autour de la revue Esprit et selon le fondateur, recherchant une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et le marxisme. Le personnalisme « post-mounier » est une philosophie éthique dont la valeur fondamentale est le respect de la personne.
« Une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement ; dans le cas contraire, elle est mauvaise. »
André Morazain et Salvatore Pucella, Éthique et Politique – Des valeurs personnelles à l’engagement social, 1988
Il a eu une influence importante sur les milieux intellectuels et politiques français des années 1930 aux années 1950. Il a influencé, entre autres, les milieux de l’éducation populaire et plus tard de l’éducation spécialisée, et les libéraux-chrétiens notamment conservateurs dont Chantal Delsol.
Le terme personnalisme a été inventé par un pasteur de l’Église réformée, Albin Mazel, puis repris ensuite par Charles Renouvier dans une optique kantienne en 1903. Kant pourrait donc passer pour le vrai fondateur du personnalisme : en mettant le sujet au centre de l’expérience en général, et de l’expérience morale en particulier, il met en pleine lumière la personne capable d’être à elle-même sa propre fin.
À partir des années 1930, le personnalisme est devenu un mouvement intellectuel de réaction à la crise économique profonde de cette décennie, que la jeunesse intellectuelle française percevait comme une crise de civilisation plutôt que comme une crise essentiellement économique. Cette crise, ces jeunes la caractérisent en opposant l’ « individu » et la « personne », opposition empruntée d’ailleurs à Charles Péguy, pour manifester leur refus de l’ordre établi exacerbé par la crise économique mondiale qui sévit.
« Est-il besoin de répéter […] que la personne n’a rien de commun avec l’être schématique mû par des passions élémentaires et sordides, qu’est l’individu. Un personnalisme conscient s’oppose même à l’individualisme dont s’est grisé le XIXe siècle. La personne, c’est l’être tout entier, chair et âme, l’une de l’autre responsable, et tendant au total accomplissement. »
Daniel-Rops, Éléments de notre destin, 1934.
L’individu, c’est ce qui, en bout de piste, apparaît comme le rejeton des tendances aliénantes du monde moderne. C’est celui qui a sacrifié sa dimension spirituelle et son potentiel d’énergies créatrices et de liberté, au profit d’un idéal petit-bourgeois qui ne vise qu’au bien-être.
« Dispersion, avarice, voilà les deux marques de l’individualité. »
Emmanuel Mounier
Le bourgeois, cet être incapable d’élévation spirituelle a, par ses visées égoïstes, inversé l’ordre des valeurs mettant ainsi en péril les possibilités d’épanouissement de la personne et de la civilisation occidentale. Pour mettre un terme à la crise de notre civilisation, la transformation des structures sociales et économiques doit inévitablement s’accompagner d’une révolution spirituelle. Dès 1927, Jacques Maritain soutenait cette Primauté du spirituel. À sa suite, des revues comme la Jeune Droite, l’Ordre Nouveau et Esprit reprendront cette exigence. Ainsi, en mars 1931, l’un des premiers manifestes de l’Ordre Nouveau lançait ce slogan promis à un succès durable: « Spirituel d’abord, économique, ensuite, politique à leur service ». Emmanuel Mounier écrira quelque temps plus tard : « Le spirituel commande le politique et l’économique. L’esprit doit garder l’initiative et la maîtrise de ses buts, qui vont à l’homme par-dessus l’homme, et non au bien-être ».
Pour cette génération, Proudhon sera, en ce qui a trait à l’organisation de la dimension matérielle, ce que Charles Péguy représenta pour la dimension spirituelle. Esprit, qui est avant tout Emmanuel Mounier, approfondira surtout la réalité de la personne alors que l’Ordre Nouveau s’attachera plutôt, en s’inspirant plus directement de Proudhon, à définir le cadre organisationnel qui va permettre à l’humanité nouvelle d’émerger.
« Pour retrouver, de l’esprit anarchiste, ce qui a germé et pris racine dans l’histoire, nous devrons donc oublier les images qui s’offrent le plus communément à l’opinion quand ce mot est prononcé. Ce n’est pas dans quelques cénacles provocants, ou chez de malheureux hors-la-loi, que nous irons le chercher, encore moins dans ces bas courants qui, à la suite d’Armand et de Sébastien Fauré, n’ont retenu de l’anarchie qu’une exaspération aussi puérile que morbide de la sexualité. Toutes ces extravagances relèvent de la pathologie, et c’est gaspiller bien du sérieux que de l’employer à les discuter. Épigones de l’extrême misère, d’organismes délabrés, voire de la décomposition bourgeoise, elles n’ont jamais reçu la sanction de la sagesse populaire. On est frappé d’ailleurs, à la lecture des grands classiques de l’anarchisme : Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Guillaume, de leur ton tellement étranger au pittoresque tragique de ce tumulte décadent qui a fixé, dans la conscience du grand public, les traits de l’anarchie. Bien plus importante que ces remous est la tradition fécondée en pleine terre ouvrière par l’idée anarchiste qui, nous le verrons, dépouillée de ses aberrations, n’est pas sans nouer plus d’une parenté avec l’idée personnaliste. »
Emmanuel Mounier, Ecrits sur le personnalisme
Courants identifiés
- Celui de la revue Esprit qui se crée à partir de 1932 autour d’Emmanuel Mounier (avec Georges Izard et Denis de Rougemont), et auquel on tend parfois aujourd’hui à réduire le personnalisme des années 30.
- Celui de L’Ordre nouveau, qui s’organise sous l’impulsion d’Alexandre Marc à partir d’une base théorique fondée particulièrement sur la réflexion de Robert Aron, de Denis de Rougemont et d’Arnaud Dandieu, l’œuvre de ce dernier étant brutalement interrompue par sa mort en 1933.
- Le « personnalisme gascon », à l’initiative de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, identifié comme courant fondateur de l’écologie politique.
- Ce que Mounier appellera la Jeune Droite rassemblait de jeunes intellectuels plus ou moins dissidents de l’Action française (parmi eux Jean de Fabrègues, Jean-Pierre Maxence et Thierry Maulnier) autour de revues comme Les Cahiers, Réaction, La Revue française, La Revue du siècle.
Grandes idées du personnalisme
- Refus du libéralisme : les personnalistes se posaient en rupture avec le « désordre établi », subversion des valeurs humanistes héritées de la raison grecque, du judaïsme et du christianisme, que leur semblaient, particulièrement durant la crise des années 30, représenter les institutions capitalistes et parlementaires d’une société libérale et individualiste, dont les fondements institutionnels leur paraissaient aussi fragiles et « inhumains » que les fondements culturels en proie à un « matérialisme » et un « nihilisme » destructeurs.
- Refus du Communisme Totalitaire et du fascisme : les personnalistes refusaient parallèlement les tentatives « étatistes » de réponse « totale » du communisme ou du fascisme, précisément pour ce qu’elles broyaient l’individu, niaient la primauté de la personne.
- Les solutions : les personnalistes avaient l’ambition, pour remédier à cette « crise de l’homme au XXe siècle », de susciter une « révolution spirituelle », transformant simultanément les choses et les hommes, qui devait trouver son inspiration philosophique dans une conception « personnaliste » de l’homme et de ses rapports avec la nature et la société, et se traduire par la construction d’un « ordre nouveau », au-delà de l’individualisme et du collectivisme, orienté vers une organisation « fédéraliste », « personnaliste et communautaire » des rapports sociaux.
- Désarmer toute oppression des personnes.
- Établir, autour de la personne, une marge d’indépendance et de vie privée qui assure à son choix une matière, un certain jeu et une garantie dans le réseau des pressions sociales.
- Organiser tout l’appareil social sur le principe de la responsabilité personnelle, en faire jouer les automatismes dans le sens d’une plus grande liberté offerte au choix de chacun.
« Les régimes totalitaires ont coutume d’affirmer qu’ils défendent contre le libéralisme la vraie liberté de l’homme, dont l’acte propre n’est pas la possibilité de suspendre ses actes ou de se refuser indéfiniment, mais d’adhérer.
Ils ont raison en ce que le libéralisme, vidé de toute foi, a reporté la valeur de la liberté, de sa fin, sur les modes de son exercice. La spiritualité de l’acte libre lui paraît être alors non pas de se donner un but, ni même de le choisir, mais d’être au bord du choix, toujours disponible, toujours suspendu et jamais engagé. Conclure, agir, il y voit la suprême grossièreté.
La condition asservie de la personne, sur laquelle le marxisme a attiré l’attention, a divisé cependant les hommes en deux classes quant à l’exercice de la liberté spirituelle. Les uns, suffisamment dégagés des nécessités de la vie matérielle pour pouvoir s’offrir le luxe de cette disponibilité, en faisaient une forme de leur loisir, encombrée de beaucoup de complaisance et totalement dépourvue d’amour. Les autres, à qui l’on ne laissait voir d’autre visage de la liberté que les libertés politiques, en recevaient le simulacre dans un régime qui leur enlevait peu à peu toute efficacité, et retirait sournoisement à leurs bénéficiaires la liberté matérielle qui leur eût permis l’exercice d’une authentique liberté spirituelle.
Les fascismes et le marxisme ont raison de dénoncer dans cette liberté-là un pouvoir d’illusion et de dissolution. La liberté de la personne est la liberté de découvrir elle-même sa vocation et d’adopter librement les moyens de la réaliser. Elle n’est pas une liberté d’abstention, mais une liberté d’engagement. Loin d’exclure toute contrainte matérielle, elle implique au coeur de son exercuce les disciplines qui sont la condition même de sa maturité. Elle impose également, dans le régime social et économique, toutes les contraintes matérielles nécessaires, chaque fois qu’à la faveur de conditions historiques données, la liberté matérielle laissée aux personnes ou aux groupes tourne à l’asservissement ou à la mise en situation mineure de quelque autre personne. C’est assez dire que la revendication d’un régime de liberté spirituelle n’a aucune solidarité avec la défense des escroqueries à la liberté et des oppressions secrètes dont l’anarchie libérale a infesté le régime politique et social des sociétés contemporaines.
Mais autant ces précisions sont nécessaires, autant il importe de dénoncer ce primaire et grossier discrédit où certains tentent aujourd’hui de jeter la liberté, solidairement avec le libéralisme agonisant. La liberté de la personne est adhésion. Mais cette adhésion n’est proprement personnelle que si elle est un engagement consenti et renouvelé à une vie spirituelle libératrice, non pas la simple adhérence obtenue de force ou d’enthousiasme à un conformisme public. Bloquer l’anarchie dans un système autoritaire rigude, ce n’est pas organiser la liberté.
La personne ne peut donc recevoir de dehors ni la liberté spirituelle ni la communauté. Tout ce que peut faire, et tout ce que dit faire pour la personne, un régime institutionnel, c’est niveler certains obstacles extérieurs et favoriser certaines voies. À savoir :
On peut ainsi atteindre à une libération principalement négative de l’homme. La vraie liberté spirituelle, il appartient à chacun seul de la conquérir. On ne peut confondre sans utopie la minimisation des tyrannies matérielles avec le « Règne de la liberté ». »
Emmanuel Mounier, Ecrits sur le personnalisme
Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, vers l’écologie politique
Nous sommes des révolutionnaires malgré nous – Textes pionniers de l’écologie politique
Bernard Charbonneau et Jacques Ellul
« Parce que l’on peut nous dire : « Qu’importent vos pensées dans le monde actuel, aucune ne mène à l’acte. » Le drame est précisément qu’il n’y ait point le crime d’une mafia mais une vaste lâcheté anonyme. Quel démon aurait pu inventer l’oppression intérieure de la presse et de la publicité ? Quel est le responsable de la tyrannie subtile de l’argent ? Aucun de nous. Nous tous. Qu’importent nos petits vices et nos petites vertus devant le péché social, la démission collective, devant une civilisation que nous avons peur de reprendre, à fond, en main. Qu’importent nos rêves furieux, ce désir charnel de chefs, de camaraderies qui nous échappent. Ce que nous prenons pour notre combat, ce n’est que la course précipitée des forces abstraites qui nous entraînent.
C’est l’idéologie du Progrès qui nous tue et c’est contre cette idéologie, pour une reprise en main de la civilisation actuelle que la Révolution sera faite. Vous savez que je parle ici au nom des mouvements personnalistes, qui forment à l’heure actuelle le seul embryon de société révolutionnaire, parce que, seuls, ils ont une réalité à défendre : la personne, et seuls ils tentent une critique véritable des aspects du monde actuel. Nous pourrions nous dire ni de droite, ni de gauche ; nous n’y songeons même pas, [car] nous ne nous situons pas par rapport à la droite et à la gauche. Nous ne pourrions pas nous situer dans un Parlement quelconque ; nous sommes ailleurs et, lorsque nous parlons instinctivement, nous pensons non à nos adversaires, mais à la rue que nous prenons tous les jours pour aller au travail, à l’argent qui sonne dans notre poche, aux amis et connaissances. Pour la plupart, nous ne nous occupions pas de politique ; non parce que les chefs nous semblaient tarés, mais parce que l’activité des partis nous semblait absolument illusoire. Notre vie, c’est la ville, ce travail où nous devons nous spécialiser de plus en plus, cet argent qui exige de nous des gestes de plus en plus stricts. Peut-être aurions-nous fait d’excellents pêcheurs de truites ou d’excellents spécialistes des institutions consulaires dans le Midi. Mais jusqu’au bord des rivières, les employés du gouvernement venaient nous conseiller d’employer certains appâts. Nous ne vivions pas, nous étions vécus, et les débats philosophiques les plus intéressants, l’opposition de nos convictions religieuses, [étaient des] débats purement formels sans intérêt ; car aucun de nous ne pouvait vivre sa religion. Debout ou portés par les trains, nous regardions se dérouler la vie extérieure comme un spectacle sur lequel nous ne pouvions rien. On aurait pu jouer des pièces plus intéressantes avec des chœurs de militants, de belle exécution, on aurait pu nous donner un uniforme, des titres et des décorations, rien n’aurait été changé, sinon la classe de notre enterrement. Finir sans comprendre dans le hasard d’une cité-jardin ou dans le recoin de quelque guerre à perte de vue. Ceci était absurde et notre attitude ne pouvait être vis-à-vis de nous-même et du monde extérieur que l’ironie. Fragile rempart avant le dégoût total.
En face de la centralisation qui peut sembler fatale, nous proclamons, contre la nation, contre la grande ville, la nécessité d’une civilisation paysanne, d’une civilisation terre à terre. Contre le travail inhumain imposé aux prolétaires, nous proclamons la nécessité d’une soumission de l’industrie à des fins humaines, c’est-à-dire une distinction très stricte entre le travail qualifié et le travail indifférencié. L’issue, c’est le service civil qui abolira la condition prolétarienne, qui permettra dans les autres domaines aux travailleurs de faire leur œuvre.
Nous savons la gravité de l’appel que nous lançons ; c’est celui de ceux qui n’ont rien à espérer. C’est l’éternel cri des hommes des classes désespérées, des esclaves de Rome, des prolétaires des premières manufactures. Ici, aujourd’hui c’est jusqu’aux gestes de notre vie privée que la lente corruption menace. Nous savons les plus purs d’entre nous infectés, car même au fond de leur misère, beaucoup d’ouvriers ne voient la révolution que comme une accession au Paradis perdu du confort bourgeois. Nous ne vous disons pas : « nous sommes plus purs », « nous sommes les plus riches », mais nous savons nos raisons. Nous ne sommes pas les premiers à avoir poussé ce cri d’angoisse de l’homme qui sent peser sur lui ce monde avec ses lois de politesse, sa police précise et inquiète, ses stocks d’or, ses armes qui tuent à coup sûr. D’autres l’ont poussé avant nous qui n’étaient pas tous des politiciens, mais simplement des hommes : théoriciens politiques, poètes, agitateurs traqués ; un Blanqui, un Bakounine, un Edgar Poe, un Bloy, un Péguy, et c’est parce que nous le sentons peser sur nous comme une mort imminente que nous poussons l’éternel cri des premiers chrétiens, celui des ouvriers des faubourgs. « Il faut qu’un monde nouveau naisse. » Un monde neuf pour que l’homme puisse vivre les principes éternels de liberté et de justice. Nous sommes une génération élue parce que d’elle dépendra peut-être à tout jamais l’avenir : la personne ou les Sociétés anonymes déterminées par les techniques. Nous savons nos chances parce que la révolution personnaliste n’est pas née de l’enthousiasme, mais d’une redoutable lucidité. La vie est l’exception, la mort la règle, les véritables dupes sont ceux qui s’abandonnent à elle dans la facilité, non ceux qui provoquent ; dans le monde actuel, chaque souffle, chaque reflux du sang dans les veines est un appel à la lutte. Alors qu’importe la réussite, il n’est qu’une voie, le sort en est jeté, il nous faut vivre ! Il n’y a pas les révolutions possibles ; il y a l’unique révolution nécessaire.
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